Possible. Probable. Qui pouvait le dire ? Ethan eut envie de lui répondre qu’elle perdait son temps.
Il fut distrait par une vibration qui semblait souterraine, un grondement sismique, un gémissement métallique aigu.
« Ce sont les génératrices qui montent en puissance. Vous allez assister au lancement d’un vaisseau de semence. Regardez : on voit le vaisseau au centre de l’antenne directionnelle. » Elle parlait d’une capsule en forme de gland posée au milieu des pétales. « Il est propulsé par un faisceau de lumière cohérente dirigé sur la partie réfléchissante située sous le vaisseau, ce qui crée un gaz surchauffé, un plasma. Pas besoin de fusée ou quoi que ce soit d’aussi grossier. Le faisceau ne peut soulever que des cargaisons relativement légères, mais la nôtre n’est pas énorme. C’est entre autres pour éviter qu’il soit diffusé par l’hygrométrie que nos lancements ont lieu dans l’Atacama, où l’atmosphère est ténue et aride. Vous aurez besoin de ça, professeur Iverson. »
Elle lui tendait une paire de lunettes protectrices aux verres noirs, comme un masque de soudeur. Juste avant de les chausser, il vit des dizaines de simulacres évacuer les environs de ce qu’elle avait appelé l’antenne directionnelle. Les lunettes commencèrent par le rendre aveugle, puis la fleur de verre et d’acier se mit à luire, les emplissant de teintes ambre cendré.
Le bruit lui parvint avec retard, mais il fut soudain et effroyable. Un tonnerre qui ne cessait pas. Le vaisseau sembla flotter pendant une fraction de seconde, puis jaillit vers le ciel sur une colonne de lumière furibonde.
Tout se termina très vite. Le vaisseau devint étincelle, braise, et disparut comme avalé par le ciel. Le faisceau s’éteignit.
Ethan ôta les lunettes. Un vent sec traversa la voiturette sans vitres. Il frissonna.
« Vous avez froid ? » demanda la sim.
Non, pas particulièrement. Mais le spectacle lui avait rappelé à qui il parlait : cette créature près de lui était un vernis humain sur quelque chose de très vieux, de formique, qui ne ressentait aucune émotion… Il ne put s’empêcher de regarder au loin le talus qui entourait les installations. Il n’en reverrait jamais l’autre côté. Il mourrait ici, enterré avec les peaux dont se débarrasseraient les monstres.
Ce n’était pas le froid. Seulement la fatigue.
« Nous allons redescendre, annonça le simulacre. Il fait plus chaud en bas. »
Elle reconduisit la voiturette dans le labyrinthe sous l’antenne directionnelle, dans les couloirs et pièces bien éclairés où l’activité ne cessait jamais, pour revenir à la cellule d’Ethan. Elle lui parla encore des conséquences de la destruction de la colonie, mais il l’entendit à peine. Il avait fait l’erreur de penser à Nerissa.
« Si plus aucune communication électronique n’est possible, les services d’urgence seront paralysés. Les populations urbaines vont paniquer. Les communications seront peut-être rétablies à l’aide de transmetteurs et de répéteurs au sol, mais sans doute pas avant des années. Pendant ce temps-là, il y aura beaucoup, beaucoup de morts inutiles. Et ce n’est pas à nous que vous pourrez les reprocher. Nous voulons continuer à œuvrer pour la paix dans le monde.
— Votre paix. » Comment Nerissa avait-elle appelé cela ? La pax formicae.
« La nôtre, la vôtre, y a-t-il vraiment une différence ?
— Oui.
— Même aux dépens de vies humaines ? »
Pendant sept ans, Ethan avait considéré que son mariage appartenait à un passé révolu. Les semaines précédentes, cruellement, lui avaient donné une raison de vivre. Désormais perdue, bien entendu. Gâchée.
« Et il y aurait des conséquences pour votre famille. »
Il abandonna tout semblant d’indifférence. « Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-il en la regardant dans les yeux.
— On va vous donner le choix. Je vous demande de bien réfléchir à celui-ci. Faire le mauvais aurait des répercussions tragiques sur les gens que vous aimez.
— Vous me menacez ?
— Vous avez un jour opposé le pêcheur et l’araignée : tous deux nourrissent leur progéniture, mais contrairement à l’araignée, le pêcheur aime ses enfants. Je ne vous demande pas de compatir avec elle, mais de choisir le pêcheur. »
La sim parla quelques minutes de plus avec calme et gravité. Elle ferma ensuite les yeux. Son corps se relâcha complètement, ses jambes se dérobèrent et elle s’effondra sur le sol.
Ethan n’entendit soudain plus aucun bruit dans le couloir devant sa cellule. Les bruits de pas et de moteur cessèrent. La ventilation murmurait, les tubes au néon bourdonnaient au plafond. Tout le reste n’était que silence.
30
L’Atacama
Cassie se débattit, décocha des coups de pied dans les jambes et des coups de poing dans le visage, s’efforça de s’agripper à quelque chose pour s’extraire de la camionnette. Elle réussit à mettre le nez de Leo en sang — le liquide rouge vif sorti de son enveloppe humaine lui dégoulina sur la lèvre supérieure —, mais il parvint à la plaquer au siège, à se mettre à califourchon sur ses jambes en grognant entre ses dents tachées de sang.
Il était vigoureux. Il referma et verrouilla la portière côté passager. D’une main, il ouvrit la boîte à gants, qui contenait un rouleau d’épais ruban adhésif et un couteau de chasse dans un étui en cuir. Il se servit du ruban adhésif pour immobiliser d’abord les poignets, ensuite les chevilles de Cassie, puis tendit le plus possible la ceinture de sécurité et en entoura l’attache d’une autre longueur de ruban adhésif, ainsi la jeune fille ne pourrait-elle la défaire même si elle arrivait à se libérer les mains.
Elle hurla et cria pendant ces opérations. Mais il était tard et ils se trouvaient au milieu d’un désert d’altitude. Un camion-citerne les croisa pendant qu’elle se débattait — elle vit le mot COPEC en lettres orange passé sur le flanc —, mais il ne s’arrêta pas, ne ralentit même pas.
Une fois Cassie attachée, Leo reprit la route. La jeune fille cessa de hurler pour l’injurier à voix basse. Il ne réagit pas et elle se lassa vite. Elle avait la gorge à vif et la bouche horriblement sèche. Elle essaya de dégager ses mains du ruban adhésif, même si cela lui donnait l’impression de s’arracher la peau des poignets.