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« Arrête, dit Leo. Tu vas te faire mal. »

Elle essaya de s’obliger à réfléchir. D’imaginer un moyen de se sortir de ce mauvais pas. De surmonter cette humiliation qui l’étouffait, aussi intense que la puanteur de matière verte. Elle supposa que c’était le père de Leo qui, en enfonçant une aiguille dans le corps de Leo, avait mis au jour la pestilentielle vérité.

Elle aurait dû le savoir. C’était sa faute à elle. Pendant des années, elle était restée à distance prudente des gens, des gens « ordinaires » qui n’avaient jamais vu ce qu’elle avait vu, qui étaient trop sincèrement innocents pour arriver même à rêver à de telles choses. Elle savait ce qui restait tapi dans les ombres du monde.

Mais elle avait fini par baisser la garde. Elle s’était donnée à Leo. Et la chose qu’elle s’était laissé aller à aimer était une monstruosité : non, un monstre au sens propre. Elle ressentit le besoin presque insupportablement impérieux de lui faire du mal ou de s’enfuir, mais parvint à se retenir pour le regarder. Pour regarder son visage, absolument impassible à présent qu’il ne quittait pas la route des yeux. Si la théorie de tante Riss était correcte (et elle l’était, bien entendu), cette créature s’était construite dans le ventre d’une femme (je ne suis pas la première qu’elle a violentée) en procédant aux ajustements nécessaires pour que son enveloppe humaine ne soit pas une copie parthénogénétique de son hôte, un chromosome ici, un autre là… avec comme résultat final cet objet en apparence masculin, l’architecture et l’aménagement de son crâne, les pommettes hautes, la peau marquée d’acné et les yeux doux dissimulant un dégoûtant noyau de matière verte là où aurait dû se trouver un cerveau ; chaque geste, mot, contact (elle m’a TOUCHÉE, bon Dieu, J’AI LAISSÉ CETTE CHOSE ME TOUCHER) dicté par les signaux d’une ruche invisible.

« Il faut que je vomisse, réussit-elle à articuler.

— Il faut que tu écoutes ce que je vais te raconter. »

Sa voix semblait différente, à présent. Plus froide, plus plate. Évidemment. Il avait tombé le masque. Ou en avait mis un autre. « JE VAIS VOMIR !

— Eh bien, fais-le. Par terre entre tes jambes. Et tout de suite, parce que si tu continues à me casser les oreilles pour rien, je te bâillonne au scotch. »

Elle vomit sur le sol, non pour lui obéir, mais parce qu’elle ne put s’en empêcher. N’ayant rien mangé depuis un certain temps, elle ne rendit qu’un peu de liquide aigre marron.

Cela l’aida toutefois à mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle eut l’impression de flotter un peu au-dessus de son corps endolori.

« Tu sais ce que je suis, dit la chose-Leo. Tu t’attends à ce que je te mente. Mais je n’essaye pas de te convaincre de quoi que ce soit. À ce stade, ce que je veux n’a aucune importance. »

Leo avait été les yeux et les oreilles de l’hypercolonie à l’intérieur de la Correspondence Society, il connaissait même les secrets de Werner Beck. Il aurait pu tuer n’importe lequel d’entre eux, les tuer tous, à n’importe quel moment. Cassie se demanda pourquoi il ne l’avait pas fait.

« Cette camionnette est bourrée d’explosifs industriels. De la dynamite du genre qui sert dans les mines. L’invention de mon père…

— Ce n’est pas ton père. Tu n’as jamais eu de père.

— Son invention est un fantasme inutile, mais la dynamite est bien réelle… Il faut que tu saches t’en servir. Écoute-moi. Je vais te dire à quoi ressemble une amorce, comment la fixer à un bâton de dynamite et comment la mettre à feu. Je n’ai pas le temps de répéter, alors fais bien attention. Il faudra que tu te souviennes de tout.

— Tu dois être cinglé. »

Mais la créature continua à parler.

Cassie avait repéré le couteau, qui ne cessait d’attirer son regard. Un grand couteau d’environ vingt-cinq centimètres dans un étui en cuir. La chose-Leo l’avait glissé sous sa jambe gauche, à un endroit du siège où Cassie aurait eu du mal à l’attraper même avec les mains libres.

La chose-Leo indiqua comment sertir et déclencher un détonateur. Cassie se demanda pourquoi il lui expliquait tout cela.

« Mais faire sauter des explosifs ne suffit pas. Pour qu’ils provoquent vraiment des dégâts, il faut savoir où les poser. Il faut réfléchir aux autres substances incendiaires présentes dans les environs, aux flammes qui vont suivre et à la manière dont ça va brûler. »

Ces affirmations comptaient-elles comme des mensonges ? Parce que les simulacres étaient des menteurs : elle l’avait appris de la Society et c’était implicite dans chacune des pages du livre de son oncle. Enfin, pas exactement des menteurs, la vérité les laissait tout simplement indifférents, ils n’avaient aucune notion de ce que c’était. « Qu’est-ce que tu me demandes de faire sauter ?

— Tu ne serais pas là si tu étais idiote. J’aurais pu prendre Beth, mais tu es plus maline et plus courageuse. Tu crois qu’on va où ? »

Elle sentit monter une nouvelle bouffée de haine brûlante. « Dans ce putain de désert !

— Mais où exactement ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Nous allons aux installations de reproduction. »

L’endroit qu’avait décrit Eugene Dowd. Elle ne s’était pas autorisée à y penser. C’était trop épouvantable. Elle essaya de se défaire de la ceinture de sécurité, de lancer ses mains liées et entravées vers la poignée de la portière.

« Arrête. Calme-toi. Réfléchis, Cassie. Tu te rappelles quand ta tante a parlé de deux types de sims, deux entités qui se disputent le contrôle de l’hypercolonie ? »

Des inspirations profondes. Elle ferma les yeux. Inutile de gâcher ses forces. Ou ce qu’il en restait. Elle hocha la tête.

« Je veux détruire ces installations. Peu importe pourquoi. Mais je ne peux pas y arriver seul. Ni même y arriver du tout. Je peux juste te donner une chance, à toi. »

Elle attendit qu’il continue. Des mensonges, mais peut-être pourrait-elle découvrir en eux quelque chose d’utile, un moyen de manigancer une évasion.

« Tu sais ce que je suis, répéta la chose-Leo. Je ne me limite pas à ce corps. Je suis plus vaste. Et plus vieux que tu ne peux l’imaginer, Cassie. Et aussi plus faible qu’avant, je me fais dévorer de l’intérieur. Il est grand temps pour moi de mourir. Je veux mourir. Et que tu m’aides à le faire. Ce n’est pas ce que tu veux, toi aussi ? »

Sa voix évoquait la route sous les pneus ou bien l’atmosphère ténue qui défilait derrière les vitres. Elle faisait penser à la lune blanche en train de se lever et aux petits bassins des salares. Elle sonnait comme les étoiles.

À l’endroit où la grande route atteignait le terminal ferroviaire, avec son enchevêtrement de wagons de marchandises et de zones de triage clôturées, Leo bifurqua sur une deux-voies plus étroite qui s’éloignait de San Pedro de Atacama et tranchait comme un couteau dans le désert vide. Il avait recommencé à parler de dynamite et de détonateurs. L’attention de Cassie connaissait des hauts et des bas. Mots et syllabes résonnaient dans sa tête comme une poésie délirante.

En s’obligeant à ouvrir les yeux, elle découvrit que le temps avait passé, même si le ciel était encore noir. Cette nuit éternelle. Ses mains engourdies la démangeaient. Son corps lui faisait mal. Est-ce qu’elle sortait d’un cauchemar ? Non. Elle en vivait un.

Elle secoua la tête pour se remettre les idées en place. La puanteur du sang sim s’était intensifiée au point qu’elle la percevait moins comme une odeur que comme un poids dans l’air. La jambe de la chose-Leo était sombre d’humidité.