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La dernière vérité impossible à dire, pensa-t-elle.

33

Antofagasta

Nerissa se réveilla sur la chaise où elle s’était endormie. L’aube pointait, une vague lumière s’introduisait par la fenêtre. La télévision était allumée — Nerissa ne s’était pas donné la peine de l’éteindre —, mais n’affichait que des parasites. Il y avait eu du bruit dans la chambre, elle en était certaine, quelque chose d’indistinct qu’elle n’avait pas bien entendu, mais qui l’avait réveillée. « Thomas ? »

Elle n’était même pas sûre que cela venait de lui. Un toussotement, un hoquet ? Elle se leva, encore étourdie. Des gens parlaient dans le couloir, elle entendit vaguement une femme répéter quelque chose comme J’ai beau essayer et réessayer, je n’arrive pas à avoir la communication. Nerissa tenta de faire un pas. Sa jambe gauche était engourdie, la cheville qu’elle s’était tordue lui faisait mal. Elle avança clopin-clopant jusqu’au lit.

Ce qu’elle vit dessus n’avait aucun sens : allongé sur le dos, Thomas ne respirait plus. Il se cambrait, crispait ses petits poings, ouvrait des yeux qui ne cillaient pas. Ses pupilles étaient grosses comme des sous noirs.

Pendant un instant démentiel, tout sembla simplement irréel, comme si quelqu’un avait volé son neveu en le remplaçant par une grossière réplique déformée. Elle s’entendit l’appeler par son nom. Elle posa la main sur son front, mais la peau était froide. Vint alors la première vague de compréhension, les signes avant-coureurs de la peine et de la fureur qui allaient l’étreindre comme deux impitoyables et inflexibles géants. Une partie d’elle-même voulut appeler à l’aide, décrocher le téléphone pour réclamer un médecin. L’autre, plus saine d’esprit, savait toutefois qu’aucun médecin ne pourrait plus rien pour Thomas.

Ses jambes se dérobèrent. Elle s’effondra près du lit.

Elle resta là jusqu’à ce qu’un rayon de soleil la trouve. Devait-elle s’occuper de certaines choses ? Oui. Mais elle était incapable d’y réfléchir correctement. Elle réussit à se relever sans regarder le lit un seul instant. Elle ne voulait pas voir ce qu’il y avait dessus.

On frappa timidement à la porte… peut-être la femme de chambre, même si Nerissa avait accroché le panneau DO NOT DISTURB à la poignée. Elle ne pouvait bien entendu laisser entrer personne. Elle laissa la chaîne pour entrouvrir le battant, vit une femme qu’elle ne reconnut pas… la cinquantaine, bien habillée, sans doute américaine. « Désolée, je vous ai réveillée ? » demanda celle-ci.

Nerissa secoua la tête.

« Je me demandais si votre téléphone fonctionnait. Parce que le mien, non, et il faut que j’appelle dans l’Indiana.

— Vous devriez vous adresser au personnel de l’hôtel.

— C’est ce que j’ai fait ! Ils ne font que s’excuser. Pas de téléphone, pas de radio, pas de télévision, rien. Ni ici ni ailleurs. À ce qu’ils disent, du moins. Je croyais que ce pays était civilisé !

— Je ne peux rien pour vous. »

Nerissa referma doucement et s’appuya au chambranle pour tenter de corréler ces nouveaux points de données. L’absence de communications. La mort de son neveu. L’odeur de fleurs qu’elle remarqua en se tournant vers le lit.

Sur lequel le corps de Thomas avait rétréci. Il s’est dégonflé, pensa Nerissa. Sous le tee-shirt froissé avec lequel il avait dormi, la cage thoracique déformait un sac vide en peau flasque. De la matière verte fluide commençait à sortir par les orifices naturels. Les draps en étaient trempés. Nerissa vit une goutte émeraude se former dans la narine gauche de Thomas.

Ce n’était pas Thomas. Il n’y avait pas de Thomas. Il n’y en avait jamais eu.

« Ethan, chuchota-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait ? »

Bien entendu, elle ne pouvait pas rester dans la chambre. Pas une seconde de plus que nécessaire. Ce qui rendait la situation plus claire.

Elle n’avait pas de bagages. Seulement le contenu de son sac à main. Sans un nouveau regard au lit, elle vérifia qu’elle n’oubliait rien. Elle n’oubliait effectivement rien. Rien qui soit humain.

Elle remit le panneau DO NOT DISTURB/SILENCIO POR FAVOR en partant. Le personnel découvrirait tôt ou tard le corps du sim. Mais peut-être n’en resterait-il plus grand-chose à ce moment-là.

Elle se fit aborder par la concierge, une jeune femme bien habillée aux couleurs de l’hôtel, alors qu’elle traversait le hall. « Vous sortez ?

— Oui.

— Vous devriez peut-être faire attention. Il se passe quelque chose de pas normal. La radio ne fonctionne pas, la télévision non plus… ni même le téléphone. On ne peut même pas appeler un taxi ! Vous êtes américaine, non ?

— Oui.

— Je vous ai vue arriver hier soir. Tout va bien ? Si je puis me permettre cette question.

— Tout va bien, merci.

— Et votre petit garçon… il est avec vous ?

— Non. Son oncle l’a emmené.

— Ah, vous avez de la famille en ville ?

— Non. Je n’ai pas de famille. »

Épilogue

La dernière vérité impossible à dire

Le mimétisme biologique atténue la différence entre monstre et miroir.

Ethan IVERSON,
Le Pêcheur et l’Araignée

Cassie avait pris le volant pour aller chez son oncle. C’était le mois de janvier, avec, en ce début de crépuscule, une tempête de neige qui avait transformé les rues de Buffalo en un dédale de pistes de ski et de parcours de slalom. La visibilité était si réduite qu’on ne voyait pas l’intersection suivante. « Évitez de sortir, dit le présentateur dans l’autoradio, restez plutôt bien au chaud chez vous, si possible. » Excellent conseil, se dit Cassie. Sauf qu’elle ne pouvait pas le suivre. Pas ce soir-là. Elle espéra que tante Riss ne s’en servirait pas comme excuse pour renoncer à venir.

Cela faisait presque dix ans que l’oncle Ethan habitait un deux-pièces dans un immeuble sans ascenseur d’Antioch Street, un quartier auquel Cassie continuait à penser comme celui de la Society. Elle avait vécu chez lui trois de ces dix années. Elle louait à présent une petite maison à Amherst, près du grossiste en pièces aéronautiques chez lequel elle travaillait au service des ressources humaines, mais à trop grande distance de la ville pour voir son oncle aussi souvent qu’elle l’aurait voulu, même par un temps plus clément.

Elle put au moins trouver à se garer pas trop loin de chez lui. Quand elle coupa l’autoradio, le présentateur parlait de la crise mondiale. Le sommet de Ceylan avait pris fin sans la moindre concession des pouvoirs chinois et atlantiques ; l’Inde avait maintenu son ultimatum et personne ne savait ce que pourraient faire les canonnières. Les bottes de Cassie laissèrent des traces dans la neige fraîche jusqu’à la porte de l’immeuble.

L’oncle Ethan lui ouvrit celle de son appartement. « Entre. Ta tante n’est pas encore là. »

Comme sa voix a l’air fatiguée, se dit Cassie. Et vieille.

Il leur avait fallu presque un mois pour rentrer du Chili en pleine panne globale des communications. Mois pendant lequel, partout dans le monde, l’absence de services d’urgence avait fait des milliers de morts, les incendies urbains qu’on n’avait pu signaler et maîtriser assez vite des milliers d’autres. Le pire avait été la terrifiante absence d’informations : la panique de ne pas savoir ni ce qui se passait, ni pourquoi.