Toutes ces familles avaient été attaquées. Toutes pleuraient un mari, un père, une mère ou une épouse. Elles avaient eu la sagesse de ne plus vouloir habiter les logements où leurs proches s’étaient fait assassiner. Elles ne couraient peut-être aucun danger immédiat — les attaques avaient uniquement visé des membres actifs de la Society —, mais elles avaient pris précisément conscience de leur vulnérabilité. Le dernier document diffusé à tous ses membres par la Society (une lettre aux survivants signée Werner Beck) contenait des avertissements sinistres et des conseils pour préserver son anonymat.
Il existait d’autres enclaves de survivants à divers endroits du pays et du monde. Si la Correspondence Society n’était plus que l’ombre d’elle-même, le soutien émotionnel et parfois financier qu’elle apportait s’avérait inestimable. Les réunions de survivants étaient les seules occasions où le deuil et la colère, qui devaient rester dissimulés aux autres, pouvaient être ouvertement exprimés et compris.
La nécessité de garder le secret restait toutefois destructrice, plus particulièrement pour les enfants de ces familles. Comme Cassie et Thomas. Ou Leo et Beth.
À l’école, par exemple. Au lycée Millard Fillmore, qu’elle avait fréquenté jusqu’à l’obtention de son diplôme au printemps, Cassie s’était douloureusement vu rappeler jour après jour qu’elle n’était qu’une marginale se faisant passer pour normale, une réfugiée originaire d’un pays énigmatique. Les cours d’histoire avaient été particulièrement pénibles. Avant les massacres de 2007, ses parents l’avaient laissée croire au progrès social et technologique dont les manuels adoraient dresser le portrait : la découverte au-dessus de l’atmosphère terrestre de la couche radiopropagatrice (la « radiosphère ») dans les années 1890, la Grande Guerre et ses conséquences, l’abolition de la ségrégation aux États-Unis dans les années 1930, les traités de paix européen et eurasiatique, la libération sexuelle des années 1950… et surtout, la réconfortante quasi-certitude que le monde devenait jour après jour un peu plus riche et un peu plus juste. Ce n’est qu’après la mort de ses parents qu’on lui avait dévoilé la vérité : une main invisible intervenait dans l’histoire de l’humanité, apparemment bienveillante mais toujours indifférente, souvent cruelle, parfois meurtrière.
Ce savoir la distinguait de ses camarades de classe. Ses quelques amitiés n’étaient en réalité que des alliances temporaires avec d’autres marginaux. Comme Annie Jessup, avec son attelle en acier inoxydable à la jambe, ou Patrice Kossuth, qui ne manquait pas de bégayer chacune des rares fois où elle essayait de parler. Et à quoi bon se lier d’amitié quand on devait cacher autant de choses sur soi-même ? Les seules personnes de son âge auprès desquelles elle pouvait s’épancher étaient les enfants de la Society, qui avaient tous vécu des histoires comparables à la sienne et dont la compassion était par conséquent générique et souvent affectée.
Malgré tout, elle s’était méthodiquement planifié un avenir. Depuis qu’elle avait terminé le lycée, elle travaillait comme vendeuse chez Lassiter, le grand magasin sur Main Street, pour gagner de quoi payer les frais de scolarité et de documentation d’un semestre à l’université de New York. Elle avait eu pour ambition de suivre des études de biologie et de se focaliser ensuite sur celle des invertébrés, idée qui lui venait bien entendu de la carrière et des livres d’entomologie de son oncle. Elle décrocherait un diplôme de troisième cycle, se retrouverait peut-être enseignante dans une université régionale, mènerait une vie tranquille mais utile qui lui permettrait de contribuer modestement à l’accroissement des connaissances. Elle s’était imaginée dans un bureau bondé de livres d’un campus arboré, avec une fenêtre par laquelle elle pourrait suivre le passage des saisons. Elle serait peut-être seule, mais aussi satisfaite, utile, en sécurité.
C’était une illusion stupide, dont la pensée la fit rougir. Car, à présent que les hommes à l’intérieur vert étaient de retour, il n’y aurait pas de pièce dans laquelle être à l’abri, pas de fenêtre par laquelle regarder tomber la neige. Les événements des dernières heures signifiaient qu’elle passerait le reste de son existence dans l’anonymat le plus strict, peut-être sous un nom d’emprunt, à accepter le genre d’emplois ne nécessitant ni expérience ni papiers, sans doute à habiter des appartements de location dans des petites villes peu connues. Et ce serait la même chose pour Thomas, réalisa-t-elle tardivement avec angoisse.
Celui-ci posa sa tête sur l’épaule de sa sœur et ferma les yeux ; le mouvement de la voiture et les émotions de la matinée avaient eu raison de lui. Tant mieux, pensa Cassie. Elle lui caressa les cheveux sans le réveiller.
Leo conduisait en surveillant dans son rétroviseur que personne ne les suivait. Aller chez Beth impliquait de traverser la ville dans la circulation de plus en plus dense. Cassie pensa à Beth, assise pâle et muette à l’avant sur le siège passager. Elle l’avait toujours cordialement détestée, sentiment largement réciproque, mais toutes deux se trouvaient à présent dans le même bateau.
« Si mon père…, commença Beth. Je veux dire, s’il n’est pas à la maison, si on n’arrive pas à le trouver… on va où, après ?
— Ça dépend, répondit Leo.
— Parce que, même s’il est à la maison, je ne veux pas rester avec lui. On en a déjà discuté, on a parlé de ce qu’on ferait si les sims revenaient. Il a des faux papiers pour nous deux et il dit avoir assez de liquide pour vivre dans une petite ville, peut-être en Floride… mais je ne veux pas vivre en Floride, putain ! Je ne veux vivre nulle part avec lui.
— D’accord, dit doucement Leo. À toi de voir. Quoi qu’il arrive. Mais s’il est chez lui, il faut qu’on le prévienne.
— Et toi, tu iras où ?
— Dans l’Ouest.
— Où ça, dans l’Ouest ?
— Là où vit le mien, de père. »
Le père de Leo : Werner Beck, mécène de la Correspondence Society et ce que, indisciplinée et désorganisée comme elle l’était, elle avait jamais eu de plus proche d’un dirigeant. Un homme connu pour son intelligence, ses facultés d’organisation et son intransigeance. Cassie avait entendu tante Riss en parler un jour comme d’« un homme intelligent, mais d’un autoritarisme typique ».
Ils quittèrent la multivoie pour un quartier de grands immeubles résidentiels beaucoup plus plaisants que celui de Leo. Cassie entraperçut dans le rétroviseur le visage de Beth, à présent masque d’appréhension muette.
Les gamins de la Society que fréquentait Cassie se donnaient des surnoms les uns aux autres. Cassie était « Raton laveur », sans doute à cause de l’aspect de ses yeux après une de ses habituelles nuits d’insomnie. Plus jeune, Beth avait été « Ange », mais se voyait affublée depuis quelque temps d’appellations moins gentilles et plus explicites. Elle était sortie avec beaucoup de garçons au lycée, la plupart du genre blouson de cuir et cran d’arrêt. Leo avait lui-même côtoyé cette faune, même si, pour Beth, il représentait un pas vers la respectabilité. Cassie s’était efforcée de ne pas prêter l’oreille à tous ces ragots.
Aucun ange n’aurait pu avoir l’air aussi terrifié que Beth à ce moment-là. Dès qu’ils virent des gyrophares rouges quelques rues plus loin, elle se raidit.
Cassie également. Elle nourrissait l’espoir secret qu’ils trouveraient le père de Beth sain et sauf chez lui, que la mort du sim sur Liberty Street n’avait été qu’une anomalie bizarre, que tante Riss était par conséquent saine et sauve aussi, que sa propre vie retrouverait un semblant de raison ou du moins de continuité…