Dans le cas présent, je lui adresse un signe de dénégation. La mousmé à Prince, c’est pas les gnons qui nous la mettront en condition. Je l’observe, et je lis une sombre détermination à travers les luisances de la haine qui emplit ses yeux.
— Tu connais la nouvelle, Marie-Anne ? lui demandé-je brusquement.
— Quelle nouvelle ?
— Si je te la dis, tu ne vas pas me croire. Je préfère que tu t’informes toi-même, apporte-nous le bigophone, Gros !
Alexandre-Benoît trouve l’appareil et le dépose sur mes genoux.
Je le place alors sur ceux de ma vis-à-vise. Puis je retire de ma poche supérieure la carte de l’Apollon Club, remise par Gaëtane.
— Appelle cette boutique, dis que tu es Mme Prince et demande après ton mari.
— Mais quoi donc ?
— Fais, ma belle ! Fais ! T’as peur de t’électrocuter avec le téléphone ?
Une dernière hésitance, puis elle compose le numéro. Et bon, la gonzesse de la réception annonce Apollon Club, j’écoute. Marie-Anne Dubois dit qu’elle est Mme Prince et qu’elle voudrait parler à son cher époux.
O.K., je me lève pour marcher un peu au milieu du chantier. J’ai pas envie de suivre à bout portant le désarroi d’une gerce. Des fois qu’elle s’en ressentirait sérieusement pour le beau Flavien.
Elle écoute, ne dit pas une broque. Béru, qui a trouvé un très beau flacon empli d’un liquide pourpre, goûte celui-ci et annonce, sans joie, que c’est de la liqueur de cerises et que merde, ça va pour les frangines, mais pour lui, très peu ; le cholestérol en bouteille, il t’en fait cadeau !
Je perçois le déclic du combiné remis sur sa fourche. Alors je risque une œillée et j’avise Marie-Anne, blême, avec les lèvres qui frémissent.
Pour lors, je reprends ma place face à elle.
— Je respecte le chagrin, lui dis-je.
Mais elle n’a pas dû m’entendre. Ses doigts entrecroisés sont blancs, tellement elle les presse ; sa respiration devient un peu haletante. Tu pourrais l’enregistrer pour un remake sur La bête du Gévaudan.
D’un geste lent, je déballe ma brème poulardière et la tiens en évidence devant ses yeux, jusqu’à ce que je sois certain qu’elle l’a vue, conçue et réalisée.
Alors, je la remets soigneusement dans mon porte-cartes Vuitton, cadeau d’une personne dont j’ai un peu délayé le sensoriel avant de me brancher sur la Tzarine.
— Je respecte le chagrin, répété-je d’une voix tendre, seulement la vie continue, ma petite fille. Il va falloir penser un peu à toi, maintenant. Tu ne veux pas qu’il t’arrive la même bricole, môme ?
Là, elle se raccroche à la cordée.
— Comment, qu’il m’arrive la même bricole ? On m’a dit…
— Qu’il avait eu une crise cardiaque dans sa lampe à faire des nègres ?
— Ben oui ; c’est pas ça ?
Là, je me lance dans ma partition :
— Si c’était ça, pourquoi serais-je ici ?
— Que voulez-vous dire ?
— Devine !
— Il aurait été…
— T’en doutes ? Un gars comme Prince ; quarante balais, beau comme une bite neuve, se farcir un infarctus, tu parles d’une maldonne !
— Ils l’ont buté ?
— Un vrai velours, ma poule !
Maintenant, me faut savoir qui elle englobe dans son « ils ».
— Et tu devines pourquoi ils se le sont payé ?
Elle ne répond pas.
— L’affaire de la G.D.B., conclus-je. Et toi aussi, tu vas avoir droit au mignon lardeuss en sapin qui a des poignées à la place des manches.
Elle allait chiquer au « je ne sais de quoi vous parlez », mais la fin de ma phrase fait capoter ses dénégations. Alors elle regobe ses indignations bidon pour gémir :
— Mais pourquoi, moi ? J’ai rien à voir dans ces giries !
— Tu leur diras, peut-être qu’ils te croiront.
J’ajoute au bout d’un silence convenable :
— Ou peut-être pas.
Bérurier, indifférent à cet échange, chantonne une scie d’avant 14 :
Il a dégauchi cette fois une vraie bouteille contenant, comme il le dit, « de la vraie alcool », et sa joie de vivre s’amplifie. Il va et vient dans l’appartement, ouvrant des tiroirs à sa guise, et puis des placards, tout ça…
— Je n’ai rien fait ! lance Marie-Anne en frappant du pied.
La peur prend doucettement le pas sur la peine. Sa peau lui semble plus importante que celle de son défunt.
Je lui donne une petite tape affectueuse sur la joue.
— Y a des moments où il faut comprendre où est son intérêt, fais-je en modulant. Si tu t’obstines à battre à niort, bon, je te laisse et advienne que pourra. Par contre, si tu nous éclaires la vitrine en grand, comme pour Noël, alors là, on fait le ménage et t’es peinarde dans ton veuvage en attendant de refaire ta vie ; belle et jeune comme tu es, excuse-moi, mais ça paraît inévitable. Tu m’as pigé, ou je dois faire venir un traducteur ?
Elle a un léger mouvement d’épaules. Oui, oui, elle comprend.
— Tu vois bien, poursuis-je, que je suis au courant de l’essentiel ; que tu parles ou que tu te taises, je découvrirai ce qu’il me faut savoir ; seulement si tu la boucles ça prendra un peu de temps, et c’est ce temps-là qui risquerait de t’être néfaste, do you capite, mein Fraülein ?
Comme elle ne répond pas, je lui en distille encore quelques centimètres :
— Si tu y mets du tien, avant la fin de la journée tout peut être terminé sans bavures. On est une équipe à part, capable de travailler sans filet.
Béru s’avance en tapotant l’un contre l’autre deux fascicules bleus. Des passeports.
— Vous alliez partir pour le Venez-suer-là ? demande-t-il.
Il m’ouvre les carnets couleur d’espérance à une page où s’étale effectivement le visa du Venezuela.
Je trouve l’ouverture.
— Vous prépariez un voyage de noces, petite fille ? Tu sais que tu peux le faire seule !
CHAPITRE XVII
ON CHARGE
Non, mais tu vas voir, ma jolie petite fille, si salope, combien cette aventure est édifiante et stupétrange. A n’y pas croire.
Crois-la pas si tu voudras, comme dit Béru, les fesses sont là, indéniables, et oublille pas une chose, mon tendron : trop de scepticisme engendre la solitude. Moins tu croiras, plus tu seras abandonnée en ce pauvre monde devenu si petit qu’on sera bientôt obligés de s’y tenir sur un pied.
Moi, du temps que Marie-Anne hésite, je bigophone au pécé, demander à Mathias si les braves autres pieds nickelés ont donné de leurs chères nouvelles.
C’est Achille qui me répond, bien découillé par son essoreuse chichiteuse. Il a sa superbe de jadis : timbre d’airain (tintin), inflexions sonores du tribun qui s’écoute jacter et qui n’attaque pas la phrase suivante que les échos de la précédente ne soient morts de leur bonne mort.