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— Tu trouves normal qu’on bousille ses complices en cours d’action, toi ? Généralement, les règlements de compte ont lieu au moment des règlements de compte, précisément.

— Ben, dans un sens…

— Lefangeux et Lurette ?

— Ils sont à la poursuite des gars…

Donc, il me reste un espoir.

— Que faisons-nous ? demande la Pine.

— Allez au cinéma, paraît qu’il y a un nouveau Belmondo pas mal dans lequel c’est la police qui a le dessus.

Je coupe le jus.

Mathias quitte son burlingue de secrétaire et va décrocher son imper doublé avec de la fourrure synthétique qui imite le vison au point que tu la prends vraiment pour du lapin.

— Je file vite, annonce le Rouquemoute.

— Où donc, mon fils ?

— Ben, à la morgue. C’est là qu’on va emmener le cadavre du motard. Si nous n’avons plus de vivants à interroger, essayons au moins de faire parler les morts !

* * *

Une demi-heure plus tard, les trois Ricains, accompagnés des trois frivoles, sortent du bureau, passablement contusionnés par les jeux de l’amour et du lézard.

Ils me claquent le dos.

— Hello, baby, on va aller prendre un drink avec ces dames, vous nous accompagnez ?

— Non, sans façon, j’ai encore dix kilos de lentilles à trier pour le repas du soir.

— On est à l’Hôtel Boxon, m’avertit le Chinois déchiné, si vous avez du nouveau, prévenez-nous.

— Comptez sur moi !

Et bon, me voilà enfin seul. Ça déconne autour de moi. Reusement que j’ai du chou. Tout autre que monseigneur Bibi s’affolerait. Moi, que nenni, mon ami, je garde confiance. Je sais driver les événements, et quand ils me défèquent dessus, j’ouvre mon pébroque anti-merde. Si je te disais, l’autre jour, on me téléphone pour si je voudrais entrer chez les Goncourt. Tu parles si j’ai fait un saut d’escarpe, comme dit le Gravos. Tu acceptes dans un moment de faiblesse, histoire de pas vexer, et ensuite tu passes ta vie au téléphone à promettre le prix à tout ce qui tient une plume ou publie un imprimé quelconque. Souvent, je lis les médias qui daubent sur mes réfutés collègues. Ils se mettent pas à la place, ou alors ils sont jalminces. Ils veulent pas admettre les obligations. Je te prends Mme Edmonde qu’on élit. On la supplille d’en être. Elle connedescend. Après ça, ils ont été forcés, moralement, de distribuer le Prix à Gaston pour son fameux roman-fleuve intitulé Le Provençal. On vit dans une société policée, mais surtout polie (pas à la pierre ponce), polie dans le sens de bonnes manières.

Malgré le débraillé montant, la vieille garde reste debout, impec. Tiens, je vais te donner une preuve du bon maintien solidement ancré. J’ai un ami comédien, ça fait une paie que je ne l’ai vu. Musson, il s’appelle. Un grand à mine compassée. Il joue ce qu’on appelle les petits emplois, mais il travaille comme un fou ; tu l’aperçois dans tous les films. Tu sais pas fatalement son nom, mais tu le connais, toute la France le connaît. Et qu’interprète-t-il ? Je vais te dire : un maître d’hôtel, ou un croque-mort, ou un académicien, ou un ministre, rarement autre chose, ce qui prouve combien les quatre professions que je viens de numérer sont sœurs, sont conjointes, presque interchangeables. Leur dénominateur commun ? Musson ! Un grand type d’apparence sévère, gourmée (mais un fin gourmé !) avec un air de ne croire qu’en la bienséance. Musson ! Je lui dis bonjour en passant ; j’oublie jamais les gens de bonne rencontre. Regarde bien les génériques de fin ; la plupart des spectateurs se taillent dès qu’il se déroule. Ils ont tort ; un film n’est vraiment fini que lorsque l’écran est redevenu blanc. Lis tout : tu trouveras obligatoirement Musson. Le ministre de l’Intérieur (voire à la rigueur le préfet de police) : Musson ! Le maître d’hôtel : Musson. L’académicien : Musson… Les vedettes pâlissent, Musson demeure. Dans le fond, c’est ça, le vrai vedettariat : cette pérennité. Valet de chambre, académicien, c’est-à-dire la classe ! Moi, je veux fonder le club à Musson. Gilet rayé ou habit vert ; croque-mort ou ministre désarmé, va-t’en trouver la différence… Va, cours, je t’attends ici. Bonne apathie, messieurs.

Et alors, bon, je m’arrache à ce dérapage mental pour bigophoner au professeur Badablum. Ne t’en ai pas encore soufflé word. C’est la surprise du chef. En bon écrivailleur de romans policés, je devrais la conserver pour la fin. Mais je ne suis pas un bon romancier policier. L’horlogerie fine, j’ai de trop gros doigts. Même un moteur de bagnole, je suis perdu. Le regarde avec défiance. Qu’une tomobile, je ne lui connais que ses trous, kif les dames. Celui qu’on met l’essence, l’autre qu’on entonne de l’huile ; point final.

Là n’est pas la question. Je sacrifie le gros coup de stupeur maintenant, en cours d’action. Tant pis si je dois finir ce book dans mes bottes de Saulieu. Je m’arrangerai pour trouver une pirouette. Tarte à la crème dans le museau du lecteur.

Le professeur Badablum, illustre chimiste, chaire au Collège de France, esprit électrique, touche-à-tout de génie. Il s’intéresse à ce qui vit : à la science, au foot, à moi. M’a pondu un papelard fumant dans le Mercure de France, voici quelques années. Comme quoi il prisait ma prose. Venant de lui, je l’ai remercié, encore que c’est pas mon style de gratuler mes laudateurs. Je trouve ça gênant pour tout le monde. Remercier pour un bon article, c’est faire la lèche pour un prochain. Il y a plein de beaux esprits qui m’ont à la chouette, le disent, l’écrivent. Merci bien à tous, vous m’avez ému cinq sur cinq ; mais quoi, vous écrire relèverait de la prétention, ça ressemblerait à une machination tortueuse. J’ai pas remercié souvent dans ma carrière plumesque. Je me rappelle, si, une fois : M. Jean-Jacques Gautier qui me torche un merveilleux papier. Je lui ai écrit merci, mais c’était parce que son papelard venait de me sauver la vie. J’allais me buter, et puis il y a eu la lueur de la joie professionnelle dans le tas de tourbe emplissant ma tête. Un rien, un hasard, un moment. On est tué par les instants, sauvé par les instants. Notre existence est capricieuse.

Et pour t’en finir avec le professeur Badablum, je lui écris combien ce qu’il a pondu sur moi me naninanère. Il me répond que naninana. M’invite à claper chez lui. Un appartement de savant avec des rideaux tombant en lambeaux, des bouquins empilés dans toutes les pièces, jusqu’au plaftard, des meubles qui auraient foutu la chiasse à Victor Hugo, pourtant porté sur le faux gothique de trois tonnes !

Je découvre un homme merveilleux, un de ces planeurs de la pensée qui nous survolent sans nous faire d’ombre. Il me reparle de moi ; bon, moi, je connais plus ou moins, c’est lui qui m’intéresse. J’arrive à le brancher sur la question malgré ses réticences. Il m’explique ses travaux, ses recherches. Je pige plus ou moins, bien qu’il use de termes accessibles aux béotiens de ma pire espèce. Lui, il se passionne pour le gaz, ce fabuleux intermédiaire entre le solide et le liquide. Le gaz qui emballe tout. Seulement pour un glandu, c’est pas vibrant comme sujet. Le gaz, nous autres, en dehors du pet et de celui qui fait fonctionner nos cuisinières, hein ? On a vite bouclé la boucle.

Et voilà que l’autre jour, lorsque je réussis à engourdir la valise du sieur Kalel, le visage du professeur Badablum s’impose à mon esprit. Insistant. Comme un appel, tu comprends ? Pareil à ce souvenir qu’on a de nos morts quand ils ont quelque chose à nous communiquer.

Et moi, au lieu de tracer directo à la Grande Maison, irrésistiblement, je me dirige chez Badablum. Je suis encore fringué en pompelard. Il m’ouvre soi-même, vu qu’il est veuf et que sa femme de ménage ne vient chez lui que le dernier jour de février des années bissextiles. Il écarquille ses yeux bleus, quasiment blancs, en me voyant toqué de la sorte.