« Vous avez pris note, Albert ? Faites vite ! Par ailleurs, vous voudrez bien me laisser la complète disposition du local que nous occupions, voici quelques années, sur les Champs-Elysées et dont je sais qu’il sert de baisodrome à quelques hauts fonctionnaires. Nous y porterons nos pénates dès ce soir, alors faites le nécessaire. »
J’ajoute, perfide :
— Le président n’a pas l’air de vous tenir en haute estime depuis que cette valise s’est fait la malle ; à votre place, je fermerais bien le gaz avant de sortir, car il suffirait d’une étincelle…
Je ne suis pourtant pas vache d’habitude, mais j’ai horreur des sanguins apathiques qui se croient pâles et fringants.
C’est la première fois de toute ma carrière que j’ai un tel comportement.
Alors qu’il y a urgence, péril imminent, au lieu de me lancer à corps et biens dans l’enquête, je commence par fonder une brigade spéciale. C’est un peu comme si, voyant un type se noyer, j’allais apprendre à nager plutôt que d’appeler « au secours ».
On fait comme on peut. Et, comme disait un fameux pétomane qui décrocha un premier prix au Conservatoire dans la classe des instruments à percussion et répercussion : « Il y a des jours où on a beau se moucher, on ne se sent pas bien. »
Au soir de cette étonnante journée que j’intitule pour mes archives la journée présidentielle, sur les choses de dix-huit heures, la brigade sauvage est réunie pour la première fois dans les locaux de l’ancienne Agency, laquelle fouette la maison de passe grand luxe.
Se trouvent donc réunis dans la pièce des conférences que jonchent encore une délicate culotte noire à dentelle salope et le reliquat d’un tube de vaseline : Pinaud, Béru, Mathias (pour les vœux de la veille), Lurette et Lefangeux (pour la nouvelle vague). Qu’il serait bon de placer quelques centimètres d’écriture à propos de Lefangeux, dont tu ignores tout et même le reste… Il est grand, très grand, trop grand, ridiculement grand, avec une tête de nœud gonflée à l’hélium, pleine de boursouflures aux pommettes, sous les châsses, aux mâchoires. Son regard me rappelle celui d’un diplodocus malade que j’avais soigné quand il était petit et qui, une fois grand, continuait de venir me manger les baobabs géants dans la main. Il est déplumé du dessus, mais le reste est d’un brun infernal. Le hobby de Lefangeux, c’est la pêche à la truite, c’est pourquoi il est continuellement loqué en gravure du Chasseur Français, de fringues imperméabilisées verdâtres, dont les multiples poches contiennent un savant matériel pour la mouche, la cuiller, et tous autres leurres… (vous avez l’leurre ?) Il pue le poisson, le tapis de sol de voiture décapotable ayant reçu l’orage, l’asticot décomposé aussi, car il pratique bien des formes trucitruitaires. Ce grand ahuri qui évoque une espèce de M. Hulot paumé dans la Grande Taule, outre ses dons de pêcheur, possède, au plan professionnel, deux qualités non négligeables : il est le meilleur et le plus rapide tireur à qui on ait jamais donné une carte de flic, et c’est un homme de filature émérite.
A première vue, tu lui donnerais quarante piges. A seconde vue, tu te fendrais jusqu’à lui en accorder cinquante ; en réalité il en a vingt-cinq.
Il y a des mecs comme ça, qui sont plus vieux qu’eux. Il est du genre plutôt silencieux, Lefangeux. Quand il prend la parole, c’est pas pour des quetsches. Sa voix est haut perchée, comme celle d’un eunuque. Note que j’ai jamais fréquenté beaucoup d’eunuques, mais je me le suis laissé dire.
Et bon, ces messieurs sont rassemblés en demi-cercle devant mon fauteuil de chef. Ils ont des mines de conspirateurs. Béru, fou de bonheur, exprime en morse sa joie fracassante : pet-rot rot-rot pet. Pet sur la terre à l’homme de brave volonté qu’il est !
— Eh bien, les gars ! je leur dis-je, nous voilà donc enfin entre nous pour faire la police buissonnière. Ça durera ce que ça durera, mais on risque de ne pas s’ennuyer. Je vous jure que, plus tard, vous les jeunots, quand vous raconterez que vous faisiez partie de mon équipe, personne ne songera à vous couper la parole ni à vous traiter d’anciens combattants. Cela dit, entrons dans le vif du sujet.
Bon, les envolées, faut s’en méfier. Rien ne te retombe plus lourdement sur le pif qu’une jactance à trémolos brusquement interrompue. En plein gargarisme, alors que mon auditoire forme les faisceaux et que je le sens en partance pour les suintances pâmoisantes, un coup de sonnette !
— Merde ! Qui est-ce qui passe ici, si tard, Compagnons de la Marjolaine ?
— J’y vais ? questionne Lurette.
— Non, laisse !
Et, furax, je fonce dans l’entrée.
Sur le paillasson d’apparat où ce qu’il est écrit d’essuyer vos pieds s.v.p., se trouve une dame.
Pas mal, bien fagotée. Un peu percutée par les ans, mais à fond comestible encore, que ça serait dommage de la jeter avant usage. B.C.B.G. : tailleur Chanel, chemisier de soie, bijoux Cartier, coiffure Carita. Dans les tons châtains, si tu vois. Maquillage d’une délicatesse extrême. Enfin bref, tu peux l’emmener dans un trois étoiles sans avoir l’air de sortir ta secrétaire.
— Maâme ? demandé-je.
Elle paraît prise au tu sais quoi ? Devine ! Oui, au dépourvu, gagné !
Son effarement est si vaste, si saharien, même, n’hésité-je point à écrire, qu’elle reste immobile devant moi, les lèvres entrouvertes, le regard comme celui d’une mésange naturalisée (française).
— Mais je… C’est-à-dire… Qui êtes-vous ? finit-elle par demander pour mettre fin à une situation résolument bloquée.
— Qui je suis ? réponds-je. Ma foi, madame, sauf le respect que je vous porte spontanément, je me permets de vous faire observer que ce sont généralement les visités qui posent ce genre de questions aux visiteurs.
A cet instant, une voix (n’est pas coutume) lance depuis le tournant de l’escalier :
— Pardon de vous faire attendre, ma douce Violette, j’ai été pris dans un encombrement de…
La voix se tait car son propriétaire a continué d’escalader les marches et, ce faisant, m’a aperçu. Il est abasourdi.
Et moi donc !
Je te donne en mille !
Le Vieux !
Parfaitement : Achille en personne. Plus fringant que Dominique Jamet (ou que jamais, si t’es de gauche) ; en prince-de-Galles gris foncé, cravate noire tricotée ; chemise gris pâle, tatanes sur mesure, le bitos cocardier…
— Juste ciel ! s’exclame le ratiboisé qui a toujours à dispose une quantité de locutions surannées mais exquises, juste ciel, c’est San-Antonio !
Il se précipite et se met à me secouer la main comme quand tu essaies d’engrener une pompe désarmorcée.
Lorsque nos omoplates commencent à devenir incandescentes, il interrompt sa frénétique manœuvre. Me questionne. Moi ici, et pourquoi donc ? Je lui résume. Il opine.
— Bravo ! Vous vous débrouillez superbement, mon petit !
J’évite de lui demander ce qu’il vient faire céans, croyant avoir compris. Il souscrit aux présentations.
— Commissaire San-Antonio, le meilleur policier de France que j’ai moi-même formé. Madame Violette X…, vous me pardonnerez de celer son patronyme, on est galant ou on ne l’est pas.
Bref, il me raconte qu’il a conservé la clé de ce local et qu’il l’utilise pour « rencontrer » la personne de son cœur. Notre fraîche installation le contrarie. Mais baste, il se reconvertira. Où nous réunissons-nous ? Dans la salle de conférences ? Oui, évidemment. En ce cas, le petit appartement de dépannage est disponible ? Bon, alors il va l’utiliser cet après-midi, n’ayant pas le temps de se rabattre sur des lieux plus hospitaliers.