Chen cilla à plusieurs reprises, tourna les talons et, les poings serrés, sortit vivement de la pièce.
En consultant sa biographie Lamont découvrit que Chen avait soixante ans et que son père était mort à soixante-deux ans, ce qui expliquait bien des choses.
Chapitre 9
— À voir ta tête, fit Bronowski, je n’ai pas l’impression que tu as eu beaucoup de succès.
Lamont, qui, installé dans son propre laboratoire, regardait fixement les semelles de ses chaussures et constatait qu’elles étaient fort usées, répondit simplement :
— Ça, tu peux le dire.
— Le grand Chen lui-même s’est dérobé ?
— Il n’a rien voulu entendre. Lui aussi réclame des preuves de ce que j’avance. C’est ce qu’ils réclament tous, et quand je leur en apporte ils les rejettent. Ce qu’ils veulent en réalité, c’est conserver leur sacrée Pompe, ou leur réputation, ou leur place dans l’histoire. Chen va plus loin. Il rêve d’immortalité.
— Et toi, que cherches-tu en réalité, Pete ? demanda gravement Bronowski ?
— Le bien de l’humanité. – Et comme son collègue le regardait d’un air ironique : Tu ne me crois pas ?
— Bien sûr que je te crois ! Mais encore une fois, en réalité, que cherches-tu ?
— Tu veux le savoir ? fit Lamont en frappant violemment sa table de travail du plat de la main. Eh bien, je vais te le dire : je tiens à démontrer que je suis dans le vrai, parce que je sais que je suis dans le vrai.
— En es-tu sûr ?
— Oui, j’en suis sûr. Et je sais qu’en dernier ressort c’est moi qui remporterai la victoire. En sortant de chez Chen j’ai été bien près de me mépriser.
— Toi ?
— Oui, moi. Et pourquoi pas ? Je me suis dit : À chaque tournant je me heurte à Hallam. Aussi longtemps qu’Hallam réfutera ma thèse, personne ne me croira. Tant qu’Hallam se dressera devant moi comme un roc je n’arriverai à rien. Alors, ai-je pensé, pourquoi n’ai-je pas essayé de le gagner à ma cause en lui passant un peu de pommade, au lieu de le harceler et de le monter contre moi ?
— Tu crois vraiment que c’est ce que tu aurais dû faire ?
— Dieu non ! Mais accablé comme je l’étais, les pensées les plus folles m’ont passé par la tête. Que je pourrais aller m’installer sur la Lune, par exemple. La première fois que je me suis dressé contre lui il n’était pas encore question du terrible danger qui menace notre planète, mais je n’y suis pas allé de main morte. Cependant, comme tu me l’as dit toi-même, rien ne peut le persuader de détruire la Pompe.
— Tu n’as plus l’air de te mépriser, maintenant ?
— Non, en effet, car mon entretien avec Chen m’a apporté quelque chose de positif. Il m’a prouvé que je perdais mon temps.
— Ça m’en a tout l’air.
— Parce que je m’y suis mal pris. Ce n’est pas sur notre planète que se trouve la solution. J’ai déclaré à Chen que notre Soleil risquait d’exploser, ce qui ne serait pas le cas du para-Soleil. Néanmoins les para-men n’en seraient pas sauvés pour autant, car lorsque notre Soleil explosera c’en sera fini pour eux de la Pompe. Comme je te l’ai dit elle ne peut fonctionner que par un système d’échange. Tu me suis ?
— Ouais.
— Alors, pourquoi ne pas prendre les choses par l’autre bout ? Nous non plus ne pouvons rien sans eux. Donc, inutile de mettre nous-mêmes fin au Pompage. Laissons ce soin aux para-men.
— D’accord. Mais le feront-ils ?
— Ils nous ont transmis ce mot : P-E-U-R. Cela signifie qu’ils redoutent quelque chose. Chen prétend qu’ils nous craignent, qu’ils craignent que nous arrêtions le Pompage, mais je n’en crois pas un mot. Ils ont peur. Je me suis tu lorsque Chen m’a fait cette suggestion. Il a cru m’avoir convaincu, mais il s’est lourdement trompé. C’est à ce moment précis que je me suis dit que nous devions inciter les para-men à prendre les devants. Et il faut que nous y arrivions. Mike, je ne compte plus que sur toi. Tout l’espoir du monde repose sur toi. Arrange-toi pour communiquer avec eux.
Bronowski éclata d’un rire joyeux et presque enfantin.
— Pete, déclara-t-il, tu es un génie.
— Tiens, tu l’as remarqué ?
— Je le pense sérieusement. Tu m’arraches les mots de la bouche. J’allais te dire que j’ai envoyé message sur message, employant ceux de leurs symboles qui, je crois, désignent la Pompe, et y mêlant certains de nos propres termes. Me servant du peu de données que j’ai rassemblées depuis des mois, j’ai donc usé de leurs symboles en y glissant à nouveau des mots anglais pour leur exprimer notre inquiétude. J’ignorais totalement si j’allais taper dans le mille, ou si j’étais complètement à côté de la question. Le fait que je ne recevais aucune réponse me laissait peu d’espoir.
— Tu ne m’as jamais rien dit de tes tentatives.
— Ce côté de la question me regarde exclusivement. Tu m’as assez cassé les pieds avec ta para-théorie.
— Alors, où en es-tu ?
— Hier, je leur ai transmis un message de deux mots dans notre langue : P-O-M-P-E N-É-F-A-S-T-E.
— Et alors ?
— Ce matin, j’ai enfin reçu un message en retour. Il est simple et dit bien ce qu’il veut dire : O-U-I P-O-M-P-E N-É-F-A-S-T-E N-É-F-A-S-T-E N-É-F-A-S-T-E. Tiens, regarde.
— Pas moyen de s’y tromper, fit Lamont en prenant la feuille d’une main tremblante. C’est bien une confirmation.
— C’est ce qu’il me semble. À qui vas-tu soumettre ça ?
— À personne, fit Lamont d’un ton sans réplique. Je me refuse à discuter davantage. Ils diraient encore que j’ai forgé ce message de toutes pièces et je me refuse à attendre davantage. Que les para-men mettent fin au Pompage, automatiquement il s’arrêtera aussi de notre côté, et seuls nous serons incapables de le remettre en marche. À ce moment-là la Station tout entière proclamera que j’avais raison et que la Pompe est dangereuse.
— D’où tires-tu cette certitude ?
— Elle s’impose d’elle-même. Ce sera le seul moyen pour eux d’éviter de se faire mettre en pièces par une populace déchaînée exigeant que le Pompage reprenne et furieuse de ne pas l’obtenir… Tu ne crois pas que j’ai raison ?
— Ce n’est pas impossible. Mais une chose me tourmente.
— Quoi donc ?
— Si les para-men sont à ce point convaincus que la Pompe est dangereuse, pourquoi n’ont-ils pas arrêté le Pompage ? J’ai exercé un contrôle tout à l’heure et tout fonctionne normalement.
Lamont, déconcerté, fronça le sourcil.
— Peut-être ne veulent-ils pas agir seuls de leur côté. Ils nous considèrent comme leurs associés et désirent sans doute que nous agissions de concert. Tu ne crois pas qu’il y a de ça ?
— Possible, mais possible aussi que nos échanges de messages soient loin d’être parfaits ; qu’ils ne comprennent pas exactement la signification du mot N-É-F-A-S-T-E. Peut-être ai-je mal employé leurs symboles et peut-être s’imaginent-ils que N-É-F-A-S-T-E signifie B-É-N-É-F-I-Q-U-E.
— J’espère bien que non !
— Ne prends pas tes désirs pour des réalités. L’espoir n’est pas toujours payant.
— Mike, ne te décourage pas et continue de leur envoyer des messages. Emploie autant de symboles et de mots que tu peux pour éveiller en eux un écho. C’est toi l’expert en décryptage et tout dépend de toi. Finalement ils auront appris suffisamment de mots pour nous communiquer un message clair et indiscutable. À notre tour nous leur expliquerons que nous sommes d’accord pour mettre fin au Pompage.