DEUXIÈME PARTIE
les Dieux eux-mêmes…
Chapitre 1 a
Dua n’eut pas trop de peine à s’éloigner des autres. Elle redoutait toujours les pires difficultés qui en somme ne se produisaient jamais. Du moins jamais de façon insurmontable.
D’ailleurs, pourquoi se seraient-elles produites ? Odeen se contentait de lui dire avec indulgence : « Ne t’éloigne pas. Tu sais à quel point cela contrarie Tritt. » Il ne lui disait jamais que lui-même en était contrarié. Les Rationnels n’ont pas pour habitude de se tourmenter pour des riens. Mais il prenait autant soin de Tritt que Tritt des enfants.
En dernier ressort Odeen la laissait toujours agir à sa guise si elle insistait assez et il allait même jusqu’à intercéder en sa faveur auprès de Tritt. Il lui arrivait d’avouer qu’il était fier de ses dons et de son goût de l’indépendance… Tout compte fait, ce n’est pas un mauvais flanc-gauche, se disait-elle avec une affection modérée.
Tritt était moins facile à manœuvrer et il avait une façon irritée de la regarder lorsqu’elle se montrait… ma foi, telle qu’elle désirait être. Ils sont généralement comme ça, les flancs-droits. Pour elle il était un flanc-droit ; pour les enfants, un Parental, et les enfants comptaient plus que tout… Elle s’en réjouissait, car l’un ou l’autre des deux enfants détournait toujours d’elle son attention lorsque les choses commençaient à se gâter.
En somme, Dua ne se préoccupait guère de Tritt. Sauf aux moments où ils se fondaient l’un dans l’autre, elle avait tendance à l’ignorer. Il n’en était pas de même avec Odeen. Elle l’avait trouvé excitant dès le début. Sa seule présence faisait chatoyer puis pâlir ses contours. Et qu’il fût un Rationnel le rendait plus excitant encore. Elle s’expliquait mal ses réactions envers lui, dues, pensait-elle, à sa propre étrangeté. Étrangeté à laquelle elle s’était résignée… ou du moins presque.
Dua soupira.
Enfant, lorsqu’elle se considérait encore comme une entité, un être, et non comme une des composantes d’une triade, elle avait une conscience plus aiguë de cette étrangeté. Et l’attitude des autres la lui faisait sentir avec acuité. Rien que cette façon qu’elle avait de faire surface le soir…
Oui, à ce moment-là, elle aimait à faire surface le soir. Les autres Émotionnelles redoutaient le froid et mélancolique crépuscule et frissonnaient et se fluidifiaient lorsqu’elle le leur décrivait. Elles aimaient à émerger dans la pleine chaleur du milieu du jour, à s’y épandre, à s’en nourrir, et pour cette raison même Dua évitait le milieu du jour. Elle détestait se trouver parmi toutes ces formes agitées.
Il lui fallait évidemment se nourrir, mais elle préférait le faire le soir. La nourriture était moins abondante, mais elle aimait le crépuscule, d’un rouge profond, et par-dessus tout elle aimait à être seule. Elle se plaisait à donner aux autres une idée infiniment plus hostile et plus lugubre de ce crépuscule qu’il n’était en réalité, simplement pour les voir se figer sur place… tout au moins autant que peuvent se figer de jeunes Émotionnelles. Elles se mettaient à chuchoter entre elles, à se moquer d’elle… et la laissaient enfin tranquille.
Ce petit astre qu’était le soleil se trouvait maintenant à l’horizon, et baignait tout de cette mystérieuse lumière rouge qu’elle seule connaissait. Elle s’épandait latéralement puis se gonflait en son milieu afin d’absorber tout ce qu’il restait de chaleur. Elle l’absorbait paresseusement, savourait le goût légèrement amer et insubstantiel de ces longues ondes lumineuses. (Elle ne connaissait pas d’autre Émotionnelle prête à avouer qu’elle aimait ce goût. Sans pouvoir l’expliquer elle l’associait dans son esprit à l’idée de liberté, cette liberté dont elle jouissait quand elle était seule.)
Maintenant encore, la solitude, la fraîcheur, cette lumière rouge à la fois intense et profonde, la reportaient aux jours anciens où elle ne faisait pas encore partie d’une triade. Et elle revoyait d’une façon plus aiguë encore son propre Parental qui, plus lourd qu’elle, la suivait cependant à la trace tant il redoutait qu’il lui arrive du mal.
Il lui était entièrement dévoué, comme l’est toujours un Parental envers la petite médiane, plus même qu’envers les deux autres. Elle trouvait cela pesant et rêvait du jour où il la laisserait vivre sa vie. En fin de compte tout Parental agit ainsi. Mais combien il lui avait manqué lorsque finalement ce jour était arrivé.
Il était venu le lui annoncer avec autant de délicatesse qu’il le pouvait, en dépit de la difficulté qu’éprouve tout Parental à exprimer ses sentiments par des mots. Elle l’avait fui, ce jour-là, non par méchanceté, non parce qu’elle se doutait de ce qu’il allait lui dire, mais dans un pur élan de joie. Elle était parvenue à découvrir en plein midi un lieu isolé et s’était gorgée de chaleur, emplie d’une sorte de griserie qui se traduisait chez elle par un besoin de mouvement et d’activité. Elle s’était étalée sur des rochers, les englobant, les débordant. Elle savait qu’elle agissait mal car seuls les petits enfants ont le droit de se conduire ainsi, mais elle trouvait cela à la fois excitant et apaisant.
Lorsque son Parental l’avait enfin découverte, il s’était posté devant elle, s’était tu pendant un long moment, fermant à demi les yeux, comme aveuglé par la lumière qui rayonnait d’elle ; et comme pour mieux la contempler et graver en lui son visage.
Au début elle se contenta de soutenir son regard, pensant avec confusion qu’il l’avait vue se frotter contre les roches et qu’il en était honteux pour elle. Mais elle ne lut aucun reproche dans son regard et elle dit enfin d’un ton soumis :
— Que se passe-t-il, Daddy ?
— Le moment est venu, Dua. Je l’attendais. Et toi aussi, je pense.
— Quel moment ?
Maintenant que ce moment était venu, Dua se refusait obstinément à y croire. Si elle s’y refusait, il ne viendrait pas. (Elle ne perdit jamais l’habitude de nier ainsi l’évidence. Odeen devait lui dire par la suite, du ton condescendant d’un Rationnel pénétré de son importance, que toutes les Émotionnelles réagissaient ainsi.)
Son Parental lui dit alors :
— Il me faut disparaître. Je ne serai plus jamais à tes côtés. – Il resta là à la regarder intensément, et comme elle ne disait mot, il ajouta : Tu le diras aux autres.
— Pourquoi ?
Dua se détourna, révoltée, ses formes se faisant de plus en plus vague, comme si elle cherchait à se dissoudre. Elle souhaitait en cet instant y arriver et bien entendu ne le pouvait pas. Au bout d’un moment elle éprouva de la douleur, une sorte de crampe, et elle reprit forme. Son Parental ne prit même pas la peine de la gronder et de lui dire quel scandale ç’aurait été si quelqu’un l’avait vue s’épandre ainsi.
— Ils n’en auront cure, dit-elle, et aussitôt elle regretta d’avoir volontairement blessé son Parental qui parlait encore de petit flanc-gauche et de petit flanc-droit. Mais petit flanc-gauche était plongé dans ses études et petit flanc-droit ne pensait qu’à fonder une triade. Dua était en somme la seule des trois à éprouver encore… N’était-elle pas la plus jeune ? D’ailleurs les Émotionnelles le sont toujours et elles réagissent différemment.
— Tu le leur diras quand même, se contenta de répéter son Parental, et ils restèrent là à se regarder en silence.
Elle ne tenait pas à le leur dire. Il n’existait plus d’intimité entre eux. Il n’en avait pas été de même pendant leur petite enfance. À cette époque-là ils arrivaient à peine à se distinguer les uns des autres, le frère-de-gauche du frère-de-droite et les deux frères de leur sœur-médiane. Tous trois étaient fluides au point de se mêler les uns aux autres, de s’enrouler les uns dans les autres, et de pénétrer dans les roches.