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Ce jour-là Odeen trouva Losten dans la Chambre aux Radiations en compagnie de deux de ses jeunes élèves, des Rationnels. À travers la paroi de verre, Losten l’aperçut immédiatement et vint le rejoindre en fermant soigneusement derrière lui la porte vitrée.

— Mon cher gauche ! s’exclama-t-il en tendant en un geste amical ses deux membres supérieurs qu’Odeen se garda bien, malgré l’envie perverse qu’il en avait, de toucher. – Comment vas-tu ?

— Je suis désolé de vous interrompre dans votre travail, Monsieur Losten.

— M’interrompre ? Ces deux jeunes élèves peuvent parfaitement se passer de moi pendant un moment. Ils sont probablement ravis de me voir m’éloigner car je dois les assommer avec mes théories.

— Je n’en crois rien, dit Odeen. Tout ce que vous me disiez me fascinait et je suis sûr qu’il en est de même pour eux.

— Cela me fait plaisir de te l’entendre dire. Je te vois souvent à la bibliothèque et le bruit est parvenu jusqu’à moi que tu réussis parfaitement dans tes études supérieures, ce qui aggrave mon regret d’avoir perdu mon meilleur élève. Comment va Tritt ? En tant que Parental, est-il toujours aussi têtu ?

— Plus têtu que jamais. Mais c’est lui qui est l’élément fort de notre triade.

— Et Dua ?

— Dua ? Je suis justement venu pour… Dua est vraiment quelqu’un d’exceptionnel.

— Oui, je le sais, fit Losten en hochant la tête, et il eut cette expression qu’Odeen avait appris à associer à la mélancolie.

Odeen se tut un instant puis décida de frapper droit au but.

— Monsieur Losten, demanda-t-il, est-ce parce que Dua était exceptionnelle qu’elle nous a été attribuée, à Tritt et à moi ?

— En serais-tu surpris ? fit Losten. Tu es toi-même quelqu’un d’exceptionnel, Odeen, et tu m’as souvent dit qu’il en était de même de Tritt.

— C’est vrai, dit Odeen d’un ton convaincu. Tritt est exceptionnel.

— Il est donc tout naturel que votre triade comporte une Émotionnelle qui sorte de l’ordinaire.

— Il y a bien des manières de sortir de l’ordinaire, dit Odeen d’un ton pensif. En bien des points la conduite étrange de Dua déplaît à Tritt et m’inquiète. Me permettez-vous de vous exposer notre cas ?

— Je suis toujours à ta disposition.

— Elle ne se prête pas volontiers à… l’interpénétration. – Et comme Losten l’écoutait gravement sans donner le moindre signe de gêne, Odeen reprit : Elle semble prendre plaisir à notre fusion, mais elle ne s’y prête pas volontiers.

— Quel est le sentiment de Tritt sur cette fusion ? demanda Losten. Je veux dire : en dehors du plaisir que lui apporte l’acte lui-même ? Que signifie-t-elle pour lui en plus de ce plaisir ?

— La conception d’enfants, bien entendu, expliqua Odeen. J’aime les enfants, et Dua les aime aussi, mais Tritt est le Parental. Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ?

Odeen eut brusquement le sentiment que Losten était incapable de comprendre toutes les subtilités d’une triade.

— J’essaie de te suivre, dit Losten. Et j’en conclus que Tritt trouve dans votre fusion autre chose que la fusion elle-même. Et toi-même, qu’en tires-tu en plus du plaisir ?

— Je pensais que vous le saviez, dit Odeen après avoir réfléchi un instant. Une sorte de stimulation mentale.

— Oui, je le savais, mais je voulais m’assurer que tu le savais aussi. Que tu n’as pas oublié. Tu m’as souvent dit qu’en sortant d’une période de fusion, avec la perte de temps qu’elle entraîne – et c’est pourquoi je ne te voyais pas pendant d’assez longues périodes –, oui, tu m’as dit que tu comprenais subitement nombre de choses qui jusque-là t’étaient restées obscures.

— À croire que mon esprit restait actif pendant toute cette période, reconnut Odeen. Qu’il existait des temps que je ne sentais pas s’écouler, où je ne me sentais même pas exister, mais qui m’étaient nécessaires, et pendant lesquels je pensais plus intensément et plus profondément, sans être distrait par les petits événements de la vie quotidienne.

— C’est exact, fit Losten, et pendant ces périodes tu faisais, dans la connaissance, de véritables bonds en avant. C’est d’ailleurs chose commune parmi vous autres, les Rationnels, mais je dois avouer que je n’en connais aucun qui fasse d’aussi remarquables progrès que toi. Je vais plus loin. Je crois sincèrement que jamais, au cours de toute notre histoire, aucun Rationnel ne t’a égalé.

— Vraiment ? dit Odeen s’efforçant de ne pas se gonfler d’orgueil.

— Je peux me tromper, fit Losten, que parut amuser l’accès de modestie d’Odeen, qui avait cessé de chatoyer. Mais peu importe. Le fait est que, tout comme Tritt, tu retires de la fusion plus que la fusion elle-même.

— Oui. Certainement.

— Et Dua, que retire-t-elle de votre fusion, en dehors de la fusion elle-même ?

— Je n’en sais rien, avoua Odeen après un long silence.

— Tu ne le lui as jamais demandé ?

— Jamais.

— Mais si tout ce qu’elle retire de la fusion n’est que la fusion elle-même, alors que Tritt et toi en retirez autre chose, pourquoi s’en montrerait-elle aussi avide que vous deux ?

— Les autres Émotionnelles ne semblent pas…

— Dua ne ressemble pas aux autres Émotionnelles. Tu me l’as souvent dit, et non sans fierté.

— Je pensais tout de même qu’il y avait autre chose, fit Odeen confus.

— C’est-à-dire ?…

— C’est difficile à expliquer. Faisant partie de la même triade, nous nous connaissons les uns les autres ; nous nous sentons les uns les autres ; jusqu’à un certain point nous formons à nous trois une seule et même entité. Une entité vaporeuse qui va, qui vient, le plus souvent de façon inconsciente. Si nous y pensons avec trop de concentration, cette entité nous échappe, si bien que nous ne la connaissons jamais en détail. Nous… – Odeen se tut, incapable de préciser davantage sa pensée, puis dit enfin : Il n’est pas facile de faire comprendre aux autres ce qu’est une triade…

— J’essaie de le comprendre, dit Losten. Tu crois avoir saisi un peu de l’être intime de Dua ; quelque chose qu’elle cherche à garder secret. C’est bien ça ?

— Je ne pourrais l’affirmer. Je n’éprouve, de temps à autre, qu’une très vague impression, une sorte de lueur.

— C’est-à-dire… ?

— Il m’arrive de penser que Dua ne veut pas d’un bébé-Émotionnel.

— Vous n’avez, je crois, jusqu’à présent, que deux enfants ? fit Losten en le regardant gravement. Un petit-gauche et un petit-droit.

— Oui, deux seulement. Comme vous le savez, les Émotionnelles sont les plus difficiles à concevoir.

— Oui, je le sais.

— Mais Dua ne prend pas la peine d’absorber l’énergie nécessaire. Elle n’essaie même pas. Et je ne crois à aucune des raisons qu’elle nous donne. À mon avis, pour quelque raison que je ne m’explique pas, elle ne veut pas d’Émotionnelle. Pour ce qui est de moi, si Dua n’en voulait pas pour le moment, je ne l’y forcerais pas. Mais Tritt est un Parental et il en veut une ; il lui en faut une et même pour l’amour de Dua je me refuse à décevoir Tritt.

— Si Dua avait un motif raisonnable de ne pas vouloir concevoir une Émotionnelle, t’inclinerais-tu ?

— Moi, certainement, mais pas Tritt. Il ne comprend pas ces choses-là.

— Serais-tu prêt à t’appliquer à lui faire prendre patience ?