Encore quoi ? Non, décidément, mieux valait oublier tout cela !
Mais Hallam ne s’y résignait pas. Tôt ou tard Denison ne manquerait pas de surgir sur le seuil de son laboratoire et de lui demander, avec son irritant petit sourire, où en était cette affaire de tungstène. Que pourrait répondre Hallam ? Pourrait-il déclarer : « Comme je vous l’ai dit, ce n’est pas du tungstène. » ?
Denison ne manquerait pas de lui demander : « Dans ce cas, qu’est-ce que c’est ? » et pour rien au monde Hallam ne voulait s’exposer à ses railleries en lui répondant que c’était du plutonium-186. Il lui fallait découvrir ce qu’était ce corps, et le découvrir lui-même. Dans un cas pareil, il ne pouvait faire confiance à personne.
Deux semaines plus tard il faisait irruption dans le laboratoire de Tracy en proie à une fureur indescriptible, et lui lançait :
— C’est bien vous qui m’avez affirmé que ce truc n’était pas radioactif ?
— Quel truc ? demanda machinalement Tracy avant de se rappeler de quoi il s’agissait.
— Le corps que vous avez baptisé plutonium-186.
— Mais… il était stable.
— À peu près aussi stable que votre état mental. Si vous estimez que ce corps n’est pas radioactif, c’est chez un plombier que vous devriez travailler et non dans un laboratoire.
— C’est bon, patron, fit Tracy en fronçant le sourcil. Passez-moi ce truc que je fasse un essai. Un instant plus tard, il s’exclamait : Ça alors ! Ma parole, il est radioactif. Pas de façon très prononcée, mais il l’est. Comment cette propriété a-t-elle pu m’échapper ?
— Et comment voulez-vous que je croie à votre bobard du plutonium-186 ?
Cette histoire de plutonium tournait chez Hallam à l’obsession. Ce mystère l’exaspérait au point qu’il se sentait personnellement visé. Celui qui avait touché aux flacons ou leur contenu devait soit les avoir échangés, soit avoir créé un nouveau métal dans l’unique but de le ridiculiser. Dans un cas comme dans l’autre, Hallam était prêt, pour éclaircir ce mystère, à faire si nécessaire sauter la planète… en admettant qu’il en ait la possibilité.
Il y avait en lui une frénésie, un acharnement que rien ne pouvait apaiser, c’est pourquoi il se rendit tout droit chez G. C. Kantrovitch qui en était à la dernière année de sa remarquable carrière. Kantrovitch se fit prier pour lui accorder sa collaboration, mais celle-ci une fois accordée, il prit feu à son tour.
Deux jours plus tard il entrait en trombe dans le laboratoire d’Hallam, en proie à une incroyable surexcitation.
— Ce corps, vous l’avez manipulé ? demanda-t-il abruptement.
— Le moins possible, fit Hallam.
— Eh bien n’en faites rien, s’il vous en reste encore. Il émet des positons.
— Est-ce possible ?
— Les positons les plus énergétiques que j’aie jamais étudiés… Et votre évaluation de sa radioactivité est beaucoup trop basse.
— Trop basse ?
— Indiscutablement. Et fait déconcertant, chaque fois que je me livre à de nouveaux calculs j’aboutis à un résultat légèrement supérieur au précédent.
Chapitre 6 (suite)
Bronowski sortit de l’immense poche de sa veste une pomme et y mordit.
— Bon ! Alors en somme tu as vu Hallam et il t’a foutu à la porte comme prévu. Que vas-tu faire maintenant ?
— Je n’en sais encore rien. Mais quelle que soit ma décision, il en tombera sur son derrière. Il m’avait déjà reçu une fois, il y a des années, lorsque je débutais dans ses laboratoires. Je le prenais alors pour un grand homme. Un grand homme !… C’est bien le pire des imposteurs qu’aient connu les milieux scientifiques. Il a réécrit l’histoire de la Pompe – et se frappant le front – il l’a réécrite là. Il s’est mis à croire à ses propres mensonges et il est prêt à lutter furieusement pour les faire triompher. C’est un nain qui a le don de persuader les autres qu’il est un géant.
Lamont leva les yeux sur le large et placide visage de Bronowski qui visiblement s’amusait beaucoup et reprit en se forçant à rire :
— Oh ! et puis à quoi bon te répéter tout cela. Je te l’ai déjà raconté si souvent…
— Ça, tu peux le dire.
— Mais vois-tu, ça m’exaspère de penser que le monde entier…
Chapitre 2
Peter Lamont était âgé de deux ans lorsque Hallam tint pour la première fois entre ses mains le flacon de tungstène désagrégé. Il en avait vingt-cinq lorsqu’il fut engagé à la Station-Pompe Numéro Un, l’encre de sa thèse encore fraîche, et nommé à la faculté de Physique de l’université.
C’étaient là de brillants débuts pour un garçon aussi jeune. La Station-Pompe Numéro Un ne jouissait pas encore de la renommée que devaient connaître les stations ultérieures, mais elle était leur aïeule à toutes, le premier maillon de cette chaîne qui maintenant ceinturait la planète, alors que la technique employée n’avait vu le jour que depuis vingt ans. Aucune autre technique n’avait été adoptée aussi pleinement et aussi rapidement. Chose facile à comprendre d’ailleurs. Elle permettait de fournir de l’énergie de façon illimitée et par un processus relativement simple. Oui, cette pompe était à la fois, pour le monde entier, le Père Noël et la lampe d’Aladin.
Lamont avait accepté ce poste dans le but de s’attaquer à des problèmes théoriques extrêmement abstraits, mais il ne tarda pas à être captivé par l’étonnante histoire de la Pompe à Électrons. Elle n’avait jamais été écrite dans son entier par un homme capable d’en comprendre les principes théoriques (en admettant qu’ils fussent totalement compréhensibles) et de mettre ainsi ses complexités à la portée du grand public. Certes Hallam lui-même avait écrit un certain nombre d’articles de vulgarisation… mais ils ne constituaient pas l’historique complet de cette Pompe… ce que Lamont brûlait de faire.
Il se servit d’abord des articles d’Hallam et autres publications – des documents officiels en quelque sorte – pour aboutir à la fameuse observation dudit Hallam, cette remarque qui ébranla le monde et que l’on qualifia de Géniale Illumination, invariablement écrite en majuscules.
Mais Lamont, amèrement déçu, se mit à creuser plus profond et il en arriva à se demander si c’était bien à Hallam que revenait le crédit de cette fameuse observation. C’est au cours d’un séminaire qui marqua le début de la Pompe à Électrons que cette remarque fut émise mais, chose curieuse, Lamont eut les plus grandes difficultés à obtenir des renseignements exacts sur la teneur de ce séminaire qui d’ailleurs n’avait pas été enregistré.
Finalement Lamont en arriva à soupçonner que les faibles empreintes que ce séminaire avait laissées sur le sable du temps n’étaient pas un effet du hasard. Additionnant certaines données avec beaucoup d’ingéniosité, il en arriva à la conclusion qu’il y avait de fortes chances pour que John F. X. McFarland ait émis une remarque très proche de la fameuse observation d’Hallam, et qu’il l’ait émise avant lui.
Il se rendit auprès de McFarland, dont le nom ne figurait dans aucun des documents officiels et qui procédait à des recherches sur la haute atmosphère, en relation avec le vent solaire. Ce n’était pas un travail de première importance, mais il ne manquait pas d’intérêt et avait un rapport certain avec les effets de la Pompe. McFarland avait ainsi évité de tomber dans l’oubli qui avait englouti Denison.