Tritt ne comprenait pas très bien ce qu’Odeen entendait par là. Et il le trouvait par trop conciliant.
Ainsi, lorsqu’il s’agissait de persuader Dua de se prêter à la fusion, Odeen se mettait une fois de plus à réfléchir alors que Tritt allait droit au but et lui posait nettement la question. Voilà comment il fallait agir.
En fait, Odeen n’exigeait plus rien de Dua. Il ne parlait même plus du bébé-Émotionnel qui pourtant primait tout. Puisque Odeen semblait s’en désintéresser, Tritt décida d’agir.
Et c’est ce qu’il fit. Il se surprit à progresser dans le long couloir tandis que ces pensées s’agitaient dans son esprit, ne se rendant même pas compte qu’il s’engageait aussi loin. Était-ce cela qu’on appelait réfléchir ? Il n’allait pas se laisser intimider. Au point où il en était, il ne reculerait pas.
Il regarda autour de lui. Ce couloir menait aux cavernes des Solides. Bientôt il y amènerait son petit flanc-gauche. Odeen lui avait une fois montré le chemin.
Il ne savait pas exactement comment il allait s’y prendre, mais il n’éprouvait aucune crainte. Il voulait un bébé-Émotionnel. C’était son droit. Et c’était même ce qu’il y avait de plus important. Les Solides s’arrangeraient pour qu’il en ait un. Ne leur avaient-ils pas amené Dua quand Tritt le leur avait demandé ?
Mais à qui s’adresserait-il ? À n’importe quel Solide ? Non, il sentait vaguement que ce n’était pas la chose à faire. Il réclamerait un Solide bien défini, puis il lui parlerait.
Il se souvenait de son nom. Il se rappelait même à quelle occasion il l’avait entendu prononcer pour la première fois. C’était au temps où son petit flanc-gauche s’était mis à changer volontairement de forme.
Un jour mémorable ! « Odeen, viens, viens vite ! Annis est devenu de lui-même ovale et dur. Regarde, Dua ! » Ils se précipitèrent. À cette époque, Annis était leur unique enfant et ils devaient attendre longtemps le second. Ils se précipitèrent donc, mais entre-temps Annis s’était enroulé sur lui-même et, collé dans un angle, s’épandait sur sa couche comme de la glaise humide. Odeen, qui avait à faire, ne s’attarda pas. « Tritt, il va recommencer, j’en suis sûre ! », s’exclama Dua. Tous deux restèrent des heures à observer l’enfant, mais en vain.
Tritt en voulut à Odeen de n’avoir pas attendu davantage. Il lui en aurait fait le reproche si Odeen n’avait pas semblé si las. Son ovoïde était creusé de rides et il ne faisait rien pour les effacer.
— Ça ne va pas, Odeen ? lui demanda Tritt, inquiet.
— J’ai eu une dure journée et je ne suis pas certain d’en finir avec mes calculs différentiels avant notre prochaine fusion. (Tritt ne se rappelait pas les mots exacts, mais ce devait être à peu près ça. Odeen employait toujours des mots si compliqués !)
— Veux-tu que nous nous interpénétrions ?
— Non. Je viens de voir Dua se diriger vers la surface et tu sais comment elle réagit quand on cherche à l’en empêcher. D’ailleurs rien ne presse. Sais-tu qu’il y a un nouveau Solide ?
— Un nouveau Solide ? répéta Tritt qui visiblement se désintéressait de la question.
Odeen, en revanche, aimait à se mêler aux Solides, ce que Tritt déplorait. Aucun Rationnel ne montrait une aussi grande soif de savoir qu’Odeen. C’était excessif. Odeen y prenait un trop grand plaisir, tout comme Dua à faire surface. En somme Tritt était le seul à s’intéresser vraiment au sort de la triade.
— Il s’appelle Estwald, dit Odeen.
— Estwald ? répéta Tritt vaguement intéressé parce qu’il devinait qu’Odeen l’était.
— Je ne l’ai encore jamais vu, mais tous parlent de lui, reprit Odeen dont les yeux s’aplatirent comme chaque fois qu’il se livrait à l’introspection. C’est lui le responsable du nouveau complexe qu’ils ont créé.
— Un nouveau complexe ?
— Oui, la Pompe à Posi… Tu ne comprendrais pas, Tritt. C’est une invention destinée à révolutionner le monde entier.
— Que veut dire « révolutionner ? »
— Tout transformer.
— Mais pourquoi tout transformer ? fit Tritt, alarmé.
— Transformer veut souvent dire améliorer et non pas aggraver. De toute façon c’est Estwald qui est le promoteur de cette invention. Il est extrêmement intelligent. Du moins j’en ai l’impression.
— Alors pourquoi ne l’aimes-tu pas ?
— Je n’ai jamais dit que je ne l’aimais pas.
— Mais tu en donnes l’impression.
— C’est absolument faux, Tritt. Mais je dois avouer que jusqu’à un certain point… – fit Odeen avec un petit rire embarrassé – jusqu’à un certain point, j’en suis jaloux. Les Solides sont si intelligents qu’en comparaison les Fluides ne sont rien. Je me suis habitué à cette idée parce que Losten me répétait souvent que j’étais moi-même fort intelligent… pour un Fluide, bien entendu, du moins je le suppose. Et voilà que surgit cet Estwald devant lequel Losten bée d’admiration, et du coup à ses yeux je n’existe plus. (Tritt se gonfla de manière à entrer en contact avec Odeen, qui lui sourit et ajouta :) C’est évidemment absurde de ma part de réagir ainsi. Qu’importe l’intelligence des Solides ! Aucun d’eux n’a comme moi le privilège de posséder un Tritt.
Là-dessus, ils partirent tous deux à la recherche de Dua. Ô surprise, elle avait fini de vagabonder et se préparait à redescendre. Leur fusion fut particulièrement réussie, même si elle ne dura qu’un peu plus d’un jour. Tritt ne tenait pas à la prolonger. Annis était encore si petit que même une courte absence risquait de lui être fatale, même s’il se trouvait toujours un autre Parental pour le remplacer.
À partir de ce jour-là il arriva de temps à autre à Odeen de faire allusion à Estwald. Bien qu’un laps de temps important se fût écoulé, il continua de l’appeler « le Nouveau ». Il ne l’avait toujours pas rencontré.
— Je crois, au fond, que je l’évite, dit-il un jour à Dua en présence de Tritt, parce qu’il sait tout sur ce nouveau dispositif. Je ne tiens pas à m’y initier trop vite. C’est si passionnant d’apprendre !
— Tu parles de la Pompe à Positons ? demanda Dua.
Encore un des côtés étranges de Dua, se dit Tritt, agacé.
Elle emploie des mots savants avec presque autant d’aisance qu’Odeen. De la part d’une Émotionnelle, ce n’est pas normal.
Parce que Odeen disait de lui qu’il était supérieurement intelligent, Tritt décida de s’adresser à Estwald. Et puisque Odeen ne le connaissait pas, Estwald ne pourrait pas répondre : « J’ai déjà parlé de la chose à Odeen, Tritt, et il n’y a pas de quoi te tourmenter. »
De l’avis de tous s’adresser à un Rationnel équivalait à s’adresser à la triade. Nul n’accordait la moindre attention au Parental, mais cette fois il en irait différemment.
Tritt se trouvait maintenant dans le quartier des cavernes des Solides. Tout lui paraissait étranger, et ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu jusqu’alors. Il trouvait cela inquiétant, effrayant même. Mais il était trop désireux de rencontrer Estwald pour se laisser aller à la peur. « Je veux à tout prix une petite médiane », se répétait-il, et cette pensée lui donna la force de poursuivre son chemin et de continuer sa quête.
Il vit enfin un Solide. Un seul, qui s’activait, penché sur quelque chose, faisant quelque chose. Odeen lui avait dit une fois que les Solides ne cessaient de travailler à leur… Qu’était-ce déjà ? Tritt ne s’en souvenait ni ne s’en souciait.
Il se déplaça en ondulant imperceptiblement, s’arrêta, puis dit :
— Monsieur Solide…
Le Solide leva les yeux sur lui. L’air se mit à vibrer autour de lui, comme cela se passait, à en croire Odeen, lorsque deux Solides se parlaient. Puis il sembla enfin voir Tritt et s’exclama :