— Ma parole, c’est un flanc-droit ! Que viens-tu faire ici ? As-tu amené avec toi ton petit-gauche ? Est-ce aujourd’hui que débutent les cours ?
— Où puis-je trouver Estwald, Monsieur Solide ? répondit Tritt sans tenir compte de sa question.
— Trouver qui ?
— Estwald.
Le Solide se tut un long moment puis dit enfin :
— Qu’as-tu à faire avec Estwald, flanc-droit ?
— Il est très important que je m’entretienne avec lui, fit Tritt, buté. Seriez-vous Estwald, Monsieur Solide ?
— Non… Comment t’appelles-tu, flanc-droit ?
— Tritt, Monsieur Solide.
— Ah ! oui. Tu es le flanc-droit de la triade d’Odeen ?
— Oui.
— Je crains que tu ne puisses rencontrer Estwald pour le moment, dit le Solide, d’un ton radouci. Il n’est pas ici. Si l’un de nous peut le remplacer… – Et comme Tritt, ne sachant que répondre, restait là à attendre, le Solide reprit : Rentre chez toi. Parle à Odeen. Il t’aidera. Et maintenant, flanc-droit, retire-toi.
Là-dessus le Solide cessa de lui prêter attention. On le sentait préoccupé de bien autre chose que de Tritt, qui restait là, hésitant, puis qui, se déplaçant sans bruit, gagna un autre quartier. Le Solide ne lui accorda même pas un regard.
Tritt ne s’expliqua pas pourquoi il avait pris cette direction-là. Au début il sentit simplement que c’était la chose à faire. Puis la signification lui en apparut. Il fut enveloppé de chauds et nourrissants effluves qu’il se mit à absorber.
Il ne croyait pas avoir faim et cependant il se surprit à s’alimenter avec un vif plaisir.
Or le Soleil n’était nulle part visible. Tritt leva instinctivement les yeux et se rappela qu’il se trouvait à l’intérieur d’une caverne. Cependant, même en surface, jamais il n’avait goûté meilleure nourriture. Surpris, il regarda autour de lui, surpris par-dessus tout d’éprouver de la surprise !
Il lui était arrivé de manifester de l’impatience envers Odeen qui s’étonnait de tant de choses sans importance aux yeux de Tritt. Maintenant c’était Tritt lui-même qui était plongé dans l’étonnement. Mais pour une chose d’importance. Et même d’une immense importance. En une brusque illumination il comprit qu’il n’aurait pas éprouvé cet étonnement si une sensation, au plus profond de lui, ne l’avait averti qu’il s’agissait de quelque chose d’important.
Il sortit rapidement, émerveillé lui-même de sa hardiesse, puis revenant sur ses pas il passa à nouveau devant le Solide auquel il s’était adressé un instant auparavant et lui lança au passage :
— Je rentre chez moi, Monsieur Solide.
Le Solide marmonna quelques paroles incompréhensibles. Penché sur son travail, il s’activait à quelque tâche absurde et ne perçut pas qu’il se passait quelque chose de grave.
Si les Solides sont aussi remarquables, puissants et intelligents qu’on le dit, pensa Tritt, comment peuvent-ils, en certaines occasions, se montrer aussi stupides ?
Chapitre 3 a
Dua se surprit à se diriger vers les cavernes des Solides. D’une part parce qu’elle ne pouvait rien faire de mieux maintenant que le soleil s’était couché, et de l’autre parce qu’elle désirait retourner chez elle le plus tard possible afin de se soustraire aux sollicitations de Tritt et aux suggestions mi-gênées mi-résignées d’Odeen. Il y avait aussi le fait que les Solides exerçaient sur elle un étrange attrait.
Elle éprouvait ce sentiment depuis longtemps, en fait depuis sa petite enfance, et elle avait renoncé à se persuader du contraire. Les Émotionnelles n’étaient pas censées éprouver cette attirance. Cela leur arrivait pendant leur enfance – Dua avait maintenant assez d’expérience pour s’en rendre compte – mais elles ne tardaient pas à s’y soustraire, et si ce n’était pas le cas on les y encourageait fortement.
Dua, même sortie de l’enfance, avait continué avec obstination à s’intéresser au monde, au Soleil, aux cavernes, à tout, en somme ; et son Parental lui dit un jour :
— Quelle drôle de petite fille tu fais, Dua ! Tu es vraiment une étrange petite médiane. Je me demande ce qu’il adviendra de toi.
Au début, elle ne comprit pas ce qu’il y avait d’étrange et de curieux à vouloir comprendre toutes choses. Puis elle s’aperçut bien vite que son Parental était incapable de répondre à ses questions. Elle s’adressa alors à son père-de-gauche, qui ne fit pas montre, comme son Parental, d’un étonnement attendri. Bien au contraire, il lui lança, en la foudroyant du regard :
— Pourquoi me poses-tu de telles questions, Dua ?
Elle s’enfuit, effrayée, et s’abstint désormais de le questionner.
Puis un jour une Émotionnelle de son âge la traita d’« Emgauche », parce qu’elle venait de dire – elle ne se rappelait pas exactement quoi – une chose qui lui paraissait toute naturelle. Dua, ulcérée sans bien savoir pourquoi, demanda à son frère-de-gauche, beaucoup plus âgé qu’elle, ce qu’était une « Emgauche ». Visiblement gêné il éluda et se contenta de marmonner : « Je n’en sais rien », alors que visiblement il le savait.
Après mûres réflexions Dua se rendit auprès de son Parental et lui demanda :
— Suis-je une Emgauche, Daddy ?
— Qui t’a appelée ainsi, Dua ? lui demanda-t-il. Tu ne dois pas répéter des mots pareils.
Elle alla se coller contre lui, réfléchit encore un moment, puis lui demanda :
— C’est quelque chose de vilain ?
— Cela te passera, fit-il, et il s’enfla légèrement pour la faire rebondir et vibrer comme une balle, jeu qu’elle aimait tout spécialement.
Mais elle ne se laissa pas prendre à ce jeu car son Parental avait, lui aussi, éludé la question. Elle s’éloigna pensive. Il lui avait dit : « Cela te passera. » Elle avait donc quelque chose, mais quoi ?
À ce moment déjà elle comptait peu de véritables amies parmi les Émotionnelles. Elles aimaient à chuchoter et à glousser alors que Dua préférait effleurer la surface des roches et jouir de leur rugosité. Certaines médianes se montraient cependant plus amicales et moins taquines, telle cette Dorai, par exemple, qui, tout aussi sotte que les autres, bavardait parfois de façon amusante. (Dorai forma par la suite une triade avec le frère-de-droite de Dua et un jeune flanc-gauche venu d’une autre caverne et que Dua n’aimait guère. Dorai conçut presque immédiatement un bébé-gauche, puis un bébé-droit et peu de temps après une petite médiane. Elle était devenue si épaisse et si dense que sa triade semblait comporter deux Parentals et Dua se demandait parfois comment ils arrivaient encore à s’interpénétrer… ce qui n’empêchait pas Tritt de lui rappeler à longueur de journée, et intentionnellement, la magnifique triade qu’avait aidé à constituer Dorai.)
Un jour qu’elles étaient seules toutes les deux Dua murmura :
— Dorai, sais-tu ce qu’est une Emgauche ?
Dorai gloussa, se fit petite comme pour passer inaperçue, et dit enfin :
— C’est une Émotionnelle qui agit comme un Rationnel. Tu vois ce que je veux dire. Comme un flanc-gauche. Tu y es ? Une Émotionnelle-gauche. Une Emgauche. Tu « piges ? »
Dua « pigea ». La chose une fois expliquée était d’une telle évidence qu’elle se demanda comment elle ne l’avait pas comprise d’elle-même. Elle n’en demanda pas moins :
— Comment le sais-tu ?
— Des filles plus âgées que nous me l’ont dit. – Dorai se tortilla d’une manière que Dua trouva déplaisante, puis elle ajouta : C’est inconvenant.