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— Pourquoi ?

— Parce que c’est inconvenant. Les Émotionnelles ne doivent pas se conduire comme des Rationnelles.

— Mais encore une fois, pourquoi ? fit Dua qui jusque-là n’avait même pas envisagé cette possibilité.

— Parce que ! Tu veux que je t’apprenne d’autres choses inconvenantes ?

— Quoi donc ? fit Dua, intriguée.

Sans dire un mot Dorai se gonfla, s’épandit et vint se frotter contre Dua qui prise par surprise n’eut pas le temps de se rétracter et qui, indignée, s’écarta en s’exclamant :

— Ah ! non, ne fais pas ça !

— Il existe encore d’autres choses inconvenantes. Comme de pénétrer la roche, par exemple.

— Pénétrer la roche, c’est impossible, affirma Dua.

C’était stupide de sa part de répondre ainsi car que de fois elle avait pris plaisir à y pénétrer légèrement ! Mais agacée par les ricanements de Dorai, elle se révolta et nia l’évidence.

— Oui, c’est possible. Cela s’appelle même du frotti-frotta rocheux. Rien de plus aisé pour les Émotionnelles. Flancs-gauches et flancs-droits le pratiquent tout enfants. En grandissant ils font du frottis l’un contre l’autre.

— Je n’en crois rien. Tu fabules.

— Je te dis qu’ils le font tous. Tu connais Dimit ?

— Non.

— Mais si, tu la connais. C’est cette fille qui a un bord épais et qui habite la caverne C.

— Celle qui se déplace de façon si comique ?

— Oui, justement à cause de son bord épais. Une fois elle s’est presque entièrement enfoncée dans la roche, à l’exception de son bord épais. Elle a fait ça devant son frère-de-gauche. Il a été le raconter à leur Parental, et qu’est-ce qu’elle a pris ! Elle n’a jamais recommencé.

Dua la quitta, toute remuée. De ce jour, et pendant longtemps, elle évita Dorai et elles ne redevinrent jamais vraiment amies, mais la curiosité de Dua était éveillée.

Sa curiosité ? Et pourquoi ne pas dire franchement son côté Émotionnelle-gauche ?

Un jour, après s’être assurée que son Parental ne se trouvait pas dans les parages, elle pénétra lentement dans une roche. C’était la première fois, depuis sa petite enfance, qu’elle se livrait à ce jeu et elle ne se rappelait pas s’y être enfoncée aussi profondément. Elle en ressentit une sensation de chaleur et un très vif plaisir, mais en émergeant il lui sembla que tous allaient deviner ce qu’elle venait de faire, comme si la roche avait laissé sur elle une souillure.

Elle se livra de temps à autre à ce petit jeu, se faisant toujours plus audacieuse et y prenant un plaisir toujours plus grand. Mais jamais elle ne s’enfonça complètement dans la roche.

Un beau jour elle fut surprise par son Parental qui s’éloigna, l’air choqué, et par la suite elle se montra plus prudente. Moins naïve, elle savait maintenant qu’en dépit de ce que pouvait dire Dorai, ce jeu se pratiquait couramment. Toutes les Émotionnelles s’y livraient de temps à autre et certaines le reconnaissaient ouvertement.

En grandissant elles s’y abandonnaient de plus en plus rarement et Dua eut l’impression que les Émotionnelles qu’elle connaissait y renonçaient tout à fait lorsqu’elles formaient une triade et pratiquaient la véritable interpénétration. Dua, par contre, avait continué ce jeu (c’était là un de ces secrets qu’elle n’avait révélés à personne). Il lui était même arrivé une ou deux fois de s’y livrer après s’être intégrée à la triade. Mais elle avait tremblé chaque fois à l’idée que Tritt pourrait la surprendre. Et les terribles conséquences qui risquaient d’en résulter avaient jusqu’à un certain point gâché son plaisir.

Pour se justifier à ses propres yeux elle attribuait cette habitude à la manière qu’avaient les autres Émotionnelles de la traiter. Cette épithète d’« Emgauche » la poursuivait et elle en ressentait une véritable humiliation. Pendant toute une période de sa vie elle rechercha la solitude pour y échapper. Et c’est ainsi que son amour de la solitude ne fit que grandir. Et parce qu’elle se sentait seule, elle trouva une consolation dans les roches. Le frottis rocheux, inconvenant ou pas, était un jeu solitaire et c’étaient ses compagnes qui, par leur attitude hostile, l’avaient poussée à rechercher la solitude.

Du moins c’est ce qu’elle se disait.

Elle avait tenté une fois de rendre coup pour coup.

— Vous n’êtes qu’une bande d’Emdroites ! Une bande de sales Emdroites, leur avait-elle crié.

Elles n’avaient fait qu’en rire et Dua s’était enfuie, confuse et frustrée. Mais ces idiotes étaient vraiment des Emdroites. Presque toute les Émotionnelle arrivées à l’âge de s’intégrer dans une triade commençaient à parler de bébés et dès qu’ils étaient là se mettaient à pouponner, imitant en cela le Parental, ce que Dua trouvait absolument répugnant. Pour sa part, elle n’avait jamais éprouvé un tel sentiment. Les bébés étaient des bébés et il incombait au Parental de s’en occuper.

Peu à peu on cessa d’appliquer à Dua cette épithète d’Emgauche. Le fait qu’elle restait fine et légère y contribua. De plus elle se mouvait, telle une vaporeuse écharpe, avec une grâce inimitable et lorsque gauches et droits se mirent à lui manifester un intérêt flatteur les autres Émotionnelles ne se permirent plus de lui lancer des quolibets.

Et cependant… et cependant… bien que plus personne ne se permît de manquer de respect à Dua – car c’était chose connue dans toutes les cavernes qu’Odeen était le plus brillant Rationnel de sa génération et qu’elle était sa médiane – elle savait parfaitement qu’elle était et serait toujours une Emgauche.

Elle ne trouvait pas cela inconvenant – du moins pas vraiment – mais il lui arrivait parfois de souhaiter être un Rationnel et elle en éprouvait de la honte. Elle se demanda s’il arrivait aux autres Émotionnelles d’éprouver le même désir… Était-ce pour cette raison – en partie tout au moins – qu’elle ne voulait pas d’une petite Émotionnelle… parce qu’elle n’était pas elle-même une véritable Émotionnelle… et que par conséquent elle ne remplissait pas comme elle l’aurait dû son rôle dans la triade… ?

Odeen ne voyait aucun inconvénient à ce qu’elle fût une Emgauche. Il ne l’appelait jamais ainsi, mais il aimait la voir s’intéresser à tout ce qui touchait à la vie ; il aimait les questions qu’elle lui posait, se plaisait à lui répondre et se réjouissait de la voir comprendre si aisément ce qu’il lui expliquait. Et il prenait sa défense quand Tritt se montrait jaloux. Enfin… pas exactement jaloux, mais trop têtu et trop limité pour comprendre l’intérêt que présentaient de tels entretiens.

Odeen emmenait parfois Dua dans les cavernes des Solides, fier de parader devant elle et ravi de constater qu’elle en était impressionnée. Car elle était impressionnée, non tant par les connaissances et l’intelligence d’Odeen, mais par le fait qu’il était prêt à les partager avec elle. Elle se rappelait encore avec quelle dureté son père-de-gauche l’avait fait taire alors qu’elle lui posait des questions. Jamais elle n’éprouvait autant de tendresse pour Odeen que quand il l’associait à sa vie… mais cela aussi faisait partie de ce qu’il y avait en elle d’Émotionnelle-gauche.

Il lui était arrivé à plusieurs reprises de penser que le fait d’être une Émotionnelle-gauche la rapprochait d’Odeen et l’éloignait de Tritt, une raison de plus pour elle de mal supporter les assiduités de Tritt. Odeen ne faisait jamais allusion à de telles questions. Tritt devait en avoir vaguement conscience, assez pour en souffrir, mais pas assez pour l’exprimer avec des mots.

La première fois que Dua se rendit dans une de leurs cavernes, elle entendit deux Solides échanger des propos. Bien entendu elle ne savait pas qu’ils étaient en train de parler. Mais elle percevait dans l’air des vibrations extrêmement rapides et changeantes qui résonnaient au plus profond d’elle-même de façon désagréable et elle se fit plus fluide pour laisser passer ces ondes à travers elle.