— Ils se parlent, lui dit un jour Odeen. Puis, prévenant une objection qu’il sentait venir, il ajouta vivement : À leur manière, bien entendu. Et ils se comprennent.
Dua était parvenue à saisir la pensée d’Odeen, rapidement même, ce qui les enchantait tous les deux. Il lui dit une fois : « Tous les Rationnels que je connais n’ont pour Émotionnelles que des têtes de linottes. Je me considère comme privilégié de t’avoir. » « C’est possible, répondit Dua, mais les Rationnels semblent fort bien se contenter de ces têtes de linottes. Pourquoi es-tu si différent d’eux, Odeen ? » Odeen, après avoir reconnu qu’en effet les Rationnels semblaient parfaitement satisfaits de leurs frivoles Émotionnelles, ajouta : « Je n’ai jamais beaucoup réfléchi à cette question et je ne la crois pas d’une grande importance. Que tu sois ce que tu es me rend heureux, et je suis heureux d’en tirer de la joie. »
— Comprends-tu le langage des Solides ? demanda Dua.
— À dire vrai, non, reconnut Odeen. Je ne saisis pas assez rapidement les changements de vibrations. Il m’arrive parfois, sans bien les comprendre, d’avoir comme l’intuition de ce qu’ils viennent de dire, spécialement après une de nos fusions. Mais cela se produit rarement. De telles intuitions sont plutôt du ressort des Émotionnelles, mais ce qu’elles perçoivent, elles sont incapables de l’interpréter. Toi, tu y arriverais peut-être.
— Je n’oserais jamais, fit Dua, rétive. Cela pourrait ne pas leur plaire.
— Dua ! Cela m’intéresserait énormément. Essaie donc de saisir le sens des propos qu’ils échangent.
— Tu le veux vraiment ?
— Vas-y ! S’ils te prennent sur le fait et s’en montrent mécontents, je dirai que c’est moi qui t’y ai incitée.
— Promis ?
— Juré.
Pas très rassurée, Dua s’approcha des Solides et se mit dans l’état de totale passivité propice à l’afflux des sensations.
— Je perçois chez eux de l’excitation, dit-elle. Oui, ils sont tout excités. Et il y a parmi eux quelqu’un de nouveau.
— Estwald, peut-être ? fit Odeen.
— Je ressens quelque chose d’étrange, fit Dua qui entendait ce nom pour la première fois.
— Quoi donc ?
— Oui, j’ai la sensation d’un immense soleil. Vraiment énorme.
— Ils sont peut-être en train d’en parler, fit Odeen, pensif.
— Mais comment cela se pourrait-il ?
C’est à cet instant que les Solides les surprirent. Ils s’approchèrent d’eux très amicalement et les accueillirent dans la langue des Fluides. Dua, horriblement gênée, se demanda s’ils s’étaient rendu compte qu’elle les percevait. Si c’était le cas, ils n’en laissèrent rien voir.
Odeen lui raconta par la suite qu’il était très rare de surprendre des Solides en train de s’entretenir dans leur propre langue. Comme pour mieux accueillir les Fluides, ils cessaient toujours de s’activer en leur présence. « Ils nous aiment beaucoup, ajouta Odeen et ils nous montrent beaucoup de gentillesse. »
C’est ainsi qu’il arriva de temps à autre à Odeen d’emmener Dua dans les cavernes des Solides et ce généralement quand Tritt était absorbé par les enfants.
À une ou deux reprises Dua se rendit seule, non sans une certaine appréhension, auprès des Solides qui se montraient cependant toujours amicaux et même « gentils », comme l’avait dit Odeen. Mais ils ne semblaient pas la prendre au sérieux. Lorsqu’elle leur posait des questions, ils en paraissaient ravis, mais en même temps – et elle le percevait fort bien – secrètement amusés. Et ils y répondaient d’une manière qui ne lui apprenait rien. « Une simple machine, Dua, lui disaient-ils par exemple. Demande à Odeen. Il t’expliquera de quoi il s’agit. »
Elle se demanda s’il lui était déjà arrivé de rencontrer Estwald. Elle ne se permettait jamais de demander leur nom aux Solides et ne connaissait en somme que celui de Losten, à qui Odeen l’avait présentée et dont elle entendait souvent parler. L’un ou l’autre des Solides qu’elle rencontrait était peut-être Estwald. Odeen semblait lui vouer une immense admiration non dénuée d’une certaine hostilité.
Elle en déduisit que cet Estwald devait être engagé dans des travaux d’une telle importance qu’il ne se tenait pas dans les cavernes accessibles aux Fluides.
En réunissant les données que lui communiquait Odeen elle découvrit que le monde entier avait un besoin urgent de nourriture. Odeen prononçait d’ailleurs rarement le mot « nourriture », mais bien plutôt celui d’« énergie », ainsi que le faisaient les Solides.
Le Soleil pâlissait, se mourait, mais Estwald avait découvert le moyen de se procurer de l’énergie qui venait de très, très loin, de bien au-delà du Soleil, de bien au-delà des sept étoiles qui scintillaient dans le noir ciel nocturne. Odeen avait expliqué un jour à Dua que ces sept étoiles étaient en réalité sept soleils très, très lointains et qu’il existait nombre d’étoiles plus lointaines encore que l’on ne pouvait même pas apercevoir. Sur quoi Tritt qui assistait à leur conversation demanda à quoi pouvaient bien servir des étoiles qu’on ne voyait même pas et ajouta qu’il n’en croyait pas un mot. « Voyons, Tritt », lui répondit Odeen avec indulgence, et Dua qui s’apprêtait à faire le même genre de réflexion jugea plus sage de se taire.
Il semblait que dorénavant on ne manquerait plus d’énergie ; qu’on disposerait d’une abondante nourriture lorsque Estwald et ses collaborateurs seraient parvenus à donner à cette nouvelle énergie une saveur agréable.
Quelques jours plus tôt Dua avait demandé à Odeen :
— Tu te souviens de la fois, il y a déjà longtemps de cela, où tu m’as emmenée dans les cavernes des Solides et où j’ai cru sentir la présence d’un immense soleil ?
— Non, je n’en ai pas le souvenir, fit Odeen, surpris. Mais continue, Dua. Où veux-tu en venir ?
— J’y ai réfléchi. Ce grand Soleil serait-il la source de cette nouvelle énergie ?
— Bravo, Dua ! s’exclama Odeen, ravi. Ce n’est pas tout à fait cela, mais quelle remarquable déduction de la part d’une Émotionnelle !
Depuis ce temps Dua se déplaçait lentement, lentement, se laissant flotter au gré de ses rêveries. Sans tenir compte ni du temps ni de l’espace, elle se retrouva dans la caverne des Solides. Elle était justement en train de se demander si elle ne s’était pas trop attardée et si elle ne ferait pas mieux de retourner chez elle et d’affronter l’inévitable mécontentement de Tritt lorsque – comme si de l’évoquer l’avait fait surgir – elle sentit sa présence.
Cette sensation fut si forte qu’elle se demanda un instant s’il ne s’opérait pas entre eux une transmission de pensée. Mais non, il se trouvait bien en même temps qu’elle dans une des cavernes des Solides.
Que pouvait-il y faire ? Était-il à sa recherche ? Oserait-il lui chercher querelle dans cet endroit même ? Serait-il assez fou pour en appeler aux Solides ? Dua se dit qu’elle ne supporterait pas…
Et brusquement à la peur panique qu’elle éprouvait succéda l’étonnement. Tritt ne pensait nullement à elle. Il n’était même pas conscient de sa présence. Elle perçut en lui une froide détermination mêlée de crainte et d’appréhension devant ce qu’il allait accomplir.
Dua aurait pu continuer à le sonder pour découvrir en partie au moins ce qu’il avait fait et dans quel but, mais elle n’y pensa même pas. Puisque Tritt ignorait qu’elle se trouvait tout près de lui, elle n’aspirait qu’à une chose… qu’il continuât de l’ignorer.