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Odeen aimait la voir s’intéresser à ses études et à ses travaux, la sentir avide d’apprendre et prompte à comprendre ; mais c’était là un amour purement cérébral. Son sentiment le plus profond allait à ce Tritt à la fois stupide et solide qui remplissait si parfaitement son rôle, et qui apportait à la triade ce qui comptait réellement… la sécurité dans la routine.

— Sais-tu où est Dua ? demanda Odeen exaspéré.

— Je suis occupé, fit Tritt sans répondre directement. À tout à l’heure. Pour le moment j’ai à faire.

— Où sont les enfants ? Tu étais parti, toi aussi ? Tu me donnes nettement l’impression de revenir de là-bas.

— Les enfants sont élevés, fit Tritt ne dissimulant pas son agacement. Ils sont d’âge à être confiés aux soins de la communauté. Ce ne sont plus des bébés, Odeen – mais il ne nia pas être allé là-bas.

— Ne te fâche pas, mais comprends-moi, j’ai hâte de revoir Dua.

— C’est un sentiment que tu devrais éprouver plus souvent, fit Tritt. Que de fois tu m’as recommandé de la laisser tranquille. À ton tour d’aller à sa recherche – et sur ce il s’enfonça dans les profondeurs de leur caverne.

Odeen suivit du regard son flanc-droit, non sans surprise. En toute autre occasion il l’aurait accompagné et se serait efforcé de découvrir l’origine du malaise qu’éprouvait visiblement ce Parental d’habitude si équilibré. Qu’avait donc fait Tritt ?

Mais, de plus en plus inquiet de ne pas voir revenir Dua, Odeen renonça à s’élancer sur les traces de Tritt.

L’inquiétude aiguisait sa sensibilité. En général c’était tout juste si les Rationnels ne se vantaient pas de leur manque de perception. Perception qui n’avait rien de cérébral et qui caractérisait les Émotionnelles. Odeen était le plus rationnel des Rationnels, fier de sa capacité de raisonner plus que de sentir, et pourtant, en cet instant, c’est à son don de perception qu’il fit appel, le poussant à son extrême limite allant même jusqu’à regretter de n’être pas aussi doué en ce domaine qu’une Émotionnelle.

Il parvint cependant au but qu’il recherchait. Il sentit, de plus loin qu’à l’habitude, approcher Dua et il se précipita à sa rencontre. Et parce qu’il l’avait perçue de si loin il fut plus conscient encore qu’à l’habitude de son extrême fluidité. Elle n’était plus que volutes de fumée.

Tritt a raison, se dit Odeen, brusquement alerté. Il faut de toute urgence obliger Dua à s’alimenter davantage et à se prêter aux fusions. Lui insuffler un plus grand intérêt pour la vie.

Il était si pénétré de l’urgence de la chose que lorsque Dua, glissant vers lui, l’enveloppa de toutes parts sans tenir compte du fait qu’ils n’étaient pas seuls et qu’on pouvait les voir, lui dit : « Odeen, il faut que je sache… Il faut absolument que je sache…», il vit là une suite toute naturelle à ses propres pensées et ne s’en étonna pas.

Il se dégagea doucement, adopta une attitude plus décente sans pour cela paraître la repousser, puis dit :

— Viens, je t’attendais. Dis-moi ce que tu veux savoir. Si je le peux, je te l’expliquerai.

Tous deux se dirigeaient rapidement vers leur caverne, Odeen s’efforçant de s’adapter à l’avance onduleuse si caractéristique des Émotionnelles.

— Parle-moi de l’autre Univers, implora Dua. Pourquoi sont-ils différents de nous ? Et en quoi sont-ils différents ? Explique-moi cela.

Si Dua ne se rendit pas compte qu’elle exigeait beaucoup, Odeen, lui, en eut pleinement conscience. Riche d’un étonnant bagage de connaissances, il fut sur le point de lui demander comment elle en savait assez sur l’autre Univers pour s’y intéresser à ce point.

Mais il s’abstint de lui poser cette question. Dua arrivait des cavernes des Solides. Peut-être Losten lui en avait-il parlé, soupçonnant Odeen d’être trop fier de son statut pour s’entretenir de ces choses avec sa médiane.

Non, se dit Odeen. Je ne vais rien lui demander. Je me contenterai de lui faire part de ce que je sais.

Lorsqu’ils arrivèrent chez eux, Tritt leur déclara, l’air affairé :

— Si vous avez à parler, tous les deux, allez dans la chambre de Dua. Moi j’ai à faire ici. Il faut que je m’assure que les enfants ont été bien soignés, qu’ils sont propres et qu’ils ont fait leurs exercices. Pas question de fusion, en ce moment. Non, pas de fusion.

Ni Odeen ni Dua n’avaient envisagé une interpénétration, mais de toute façon il ne leur serait pas venu à l’esprit de ne pas s’incliner devant cet ordre. Le home d’un Parental était son château. Le Rationnel disposait, dans les profondeurs, des cavernes des Solides, et les Émotionnelles se retrouvaient en surface. Le Parental n’avait que son foyer.

— Bien, Tritt, fit Odeen. Nous prendrons soin de ne pas te déranger.

Dua s’étirant coquettement en direction de Tritt dit : « Cela me fait plaisir de te revoir, cher flanc-droit », et Odeen se demanda si par ce geste elle exprimait son soulagement de ne pas être obligée de se prêter à une interpénétration. Il fallait avouer que dans ce domaine Tritt avait tendance à exagérer, plus que ne le fait en général un Parental.

Arrivée dans son domaine personnel, Dua lança un regard à la source privée d’alimentation dont généralement elle se désintéressait.

L’idée était venue d’Odeen. Il savait la chose possible et, comme il l’expliqua à Tritt, puisque Dua n’aimait pas se mêler aux autres Émotionnelles, il était tout à fait possible d’amener dans sa caverne de l’énergie solaire qui lui permettrait de s’alimenter.

Tritt se montra d’abord scandalisé. Cela ne s’était jamais fait. Les autres riraient d’eux. Leur triade en serait déshonorée. Pourquoi Dua ne se conduisait-elle pas comme il le fallait ?

— Écoute, Tritt, lui répondit Odeen, puisqu’elle ne se comporte pas comme les autres, pourquoi ne pas lui faire quelques concessions ? Trouves-tu cela si terrible ? Elle s’alimentera en privé, gagnera de la densité, nous rendra plus heureux, sera plus heureuse elle-même et plus disposée à se reproduire.

Tritt s’inclina et Dua elle-même, après quelques discussions, y consentit à condition que l’appareil soit des plus simples. Il se composa finalement de deux baguettes faisant office d’électrodes, où passait de l’énergie solaire et entre lesquelles Dua trouvait place.

Elle en usait rarement, mais cette fois elle regarda plus attentivement l’installation et dit :

— Tiens, Tritt l’a décorée… à moins que ce ne soit toi, Odeen.

— Moi ? Certainement pas.

Le pied de chacune des électrodes était orné de bas-reliefs coloriés.

— Je pense que c’est sa manière de me faire comprendre qu’il aimerait que j’en use, reprit Dua, et j’avoue que j’ai faim. De plus, si je mange, Tritt ne voudra pour rien au monde nous interrompre.

— En effet, dit gravement Odeen. Tritt serait capable d’empêcher le monde de tourner s’il pensait sa rotation susceptible de te déranger pendant que tu t’alimentes.

— Encore une fois… j’ai faim, déclara Dua.

Odeen sentit en elle une ombre de culpabilité. Culpabilité envers Tritt ? Ou parce qu’elle avait faim ? Pourquoi se sentirait-elle coupable de ressentir de la faim ? Aurait-elle fait quelque chose qui ait consommé de l’énergie et éprouverait-elle le besoin de…

Il se détourna avec impatience de ces pensées. Il y a des moments où un Rationnel devient par trop rationnel et se laisse aller à des ratiocinations au détriment de ce qui prime. Et ce qui primait maintenant c’était de parler à Dua.