— Il y a du vrai dans ce que tu dis, reconnut Odeen. Grâce à la Pompe à Positons, nous envoyons et recevons des matériaux, ce qui établit une sorte de lien entre nos deux Univers. De ce fait notre force nucléaire s’affaiblit imperceptiblement ; la fusion, dans notre Soleil, s’effectue un peu plus lentement, et ledit Soleil se refroidit un peu plus vite… Je dis bien un peu, et de toute façon il ne nous est plus indispensable.
— Cela n’explique pas le sombre pressentiment que j’ai… cette inquiétude. Si la force nucléaire s’affaiblit si peu que ce soit, les atomes prendront plus de place, c’est bien ça ? Dans ce cas, qu’adviendra-t-il de l’interpénétration ?
— Elle sera un peu moins aisée, mais il s’écoulera plusieurs millions de temps de vie avant que le fait devienne sensible. Et en admettant même qu’un jour la fusion se révèle impossible, ce qui aboutirait à la totale disparition des Fluides, nous serions tous morts bien avant par manque de nourriture si nous n’avions pas l’apport de l’autre Univers.
— Cela n’explique toujours pas mon inquiétude… ce sombre pressentiment…
Dua laissa traîner la voix, articulant les mots de façon indistincte. Elle ondula entre les électrodes et Odeen nota avec ravissement qu’elle paraissait à la fois plus importante et plus dense, comme nourrie autant de paroles que d’aliments.
Losten avait dit vrai : s’instruire donnait à Dua un plus grand amour de la vie ; Odeen perçut en elle une sorte de joie sensuelle qu’il n’avait jusque-là jamais pressentie.
— C’est si gentil à toi, Odeen, de te donner la peine de m’expliquer tout ça, reprit-elle. Tu es un merveilleux flanc-gauche.
— Désires-tu que je continue ? fit Odeen flatté au-delà de toute expression. As-tu encore des questions à me poser ?
— En quantité, Odeen, mais… mais pas maintenant. Non, pas maintenant, Odeen. Oh ! Odeen, tu sais de quoi j’aurais envie ?
Odeen le devina sur-le-champ, mais se garda bien de le reconnaître. Des invites, de la part de Dua, étaient chose si rare qu’il fallait les traiter avec infiniment de délicatesse. Odeen se prit à espérer avec ferveur que Tritt n’invoquerait pas les soins à donner aux enfants pour se dérober.
Mais Tritt se trouvait déjà dans la chambre, près d’eux. Aurait-il attendu derrière la porte ? Peu importe. Le moment n’était plus aux réflexions.
Dua avait émergé d’entre les électrodes et Odeen fut subjugué par sa beauté. Elle se trouvait maintenant entre eux deux et à son contact Tritt se mit à chatoyer, ses contours éclatant de couleurs.
Cela ne s’était jamais passé ainsi ! Non, jamais !
Odeen se retint désespérément, laissant sa substance couler en Tritt à travers Dua, atome par atome, retardant de toutes ses forces le moment de pénétrer Dua, ne s’abandonnant pas à l’extase qu’il sentait venir, exerçant le plus longtemps possible un contrôle sur lui-même, puis emporté par une joie si intense, un plaisir si aigu, qu’il sentit en lui comme une explosion dont les échos se répercutèrent en lui à l’infini.
Jamais au cours de la vie de leur triade la fusion n’avait duré aussi longtemps.
Chapitre 3 c
Tritt était content. Leur fusion avait été plus que satisfaisante. Toutes les autres semblaient pâles et vides en comparaison. Il était ravi de ce qui venait de se passer. Mais il se garda bien d’en rien laisser voir ou d’en parler.
Odeen et Dua semblaient heureux, eux aussi, Tritt le sentait, et les enfants eux-mêmes nageaient dans la joie.
Mais c’était Tritt le plus heureux de tous… bien entendu.
Il écoutait complaisamment Odeen et Dua s’entretenir. Il ne comprenait rien de ce qu’ils racontaient, mais peu lui importait. Il ne prenait même pas ombrage du plaisir visible qu’ils prenaient à être ensemble. Il avait d’autres sources de joie et se plaisait à les écouter.
— Essaient-ils vraiment de communiquer avec nous ? demanda Dua à un moment donné.
(Tritt ne comprit jamais exactement qui étaient ces « ils ». Quant à « communiquer », cela devait sans doute dire tout simplement « parler », alors pourquoi ne disaient-ils pas « parler » ? Il fut une ou deux fois tenté de les interrompre, mais s’il posait une question, Odeen lui répondrait : « Voyons, Tritt », et Dua manifesterait de l’impatience.)
— Sans aucun doute, fit Odeen. Les Solides en sont persuadés. Certains des matériaux qu’ils nous envoient comportent des signes, et les Solides affirment qu’il devrait être possible, grâce à ces signes, de communiquer avec eux. En fait, il y a longtemps déjà, ils ont usé à leur tour de signes pour expliquer aux êtres-autres comment user de la Pompe à Positons.
— Je me demande comment sont ces êtres-autres. De quoi ont-ils l’air, à ton avis ?
— D’après les lois qui les régissent, nous sommes en mesure de déduire la nature des étoiles, mais comment se faire une idée de la nature des êtres ? Cela nous ne le pouvons pas.
— Ne pourraient-ils pas se décrire eux-mêmes ?
— Si nous comprenions ce qu’ils nous communiquent, peut-être pourrions-nous en effet nous en faire une idée, mais le malheur est que nous ne les comprenons pas.
— Les Solides eux-mêmes ne les comprennent pas ? fit Dua, assombrie.
— Je l’ignore. S’ils en sont capables, ils ne me l’ont pas dit. Losten m’a déclaré un jour que peu importait leur apparence aussi longtemps que fonctionnait et s’agrandissait la Pompe à Positons.
— Il trouvait peut-être que tu l’importunais avec tes questions.
— Je ne l’importune jamais, fit Odeen, vexé.
— Comprends ce que je veux dire. Il ne voulait peut-être pas entrer dans tous ces détails.
Cela faisait déjà un bon moment que Tritt ne les écoutait plus. Ils discutèrent encore longuement, se demandant si les Solides ne devraient pas laisser Dua étudier les signes. Elle se croyait capable d’en deviner le sens.
Tritt s’en irrita. Après tout Dua n’était qu’une Fluide, et même pas une Rationnelle. Il se demanda si Odeen avait raison de lui insuffler tout ce savoir. Cela donnait à Dua de curieuses idées…
Dua se rendit compte qu’Odeen, lui aussi, était mécontent. Au début, il ne fit qu’en rire. Puis il déclara qu’il ne convenait pas à une Émotionnelle de se préoccuper de tels problèmes. Et finalement il se retrancha dans un silence boudeur. Dua dut déployer tous ses charmes pour l’en faire sortir.
Mais dans une autre occasion, ce fut Dua qui se fâcha… et sérieusement.
Tout semblait aller le mieux du monde. Les deux enfants étaient ce jour-là avec eux, chose plutôt rare. Odeen les laissait même jouer avec lui. Il ne protesta pas lorsque Torun, le petit flanc-droit, s’accrocha à lui, et il s’épandit au risque de perdre toute dignité. Il ne semblait pas se soucier d’être tout déformé, signe indéniable de son contentement. Tritt, dans son coin, se reposait, ravi de cette petite scène.
Dua ne put s’empêcher de rire devant la forme étrange et grotesque d’Odeen. Et, coquette, elle effleura de son corps les creux et les bosses d’Odeen. Elle savait parfaitement, tout comme Tritt, qu’un flanc-gauche, lorsqu’il perdait sa forme ovoïde, devenait ultrasensible.
— J’ai réfléchi, Odeen… commença Dua. Si l’autre Univers déverse un peu de ces lois dans le nôtre grâce à la Pompe à Positons, notre Univers n’en déverse-t-il pas aussi dans le leur ?
Odeen poussa un cri de détresse en sentant Dua se frotter à lui et s’efforça de se dégager sans effrayer les enfants. Puis il dit, haletant :