— Je ne répondrai pas tant que tu te conduiras ainsi, petite friponne de médiane. – Elle lui obéit et il reprit : C’est parfaitement bien pensé. Tu es vraiment une étonnante créature. Et ce que tu viens de dire est parfaitement exact. L’échange se fait dans les deux sens… Tritt, emmène les petits, tu veux bien ?
Mais déjà ils filaient d’eux-mêmes. Ce n’étaient d’ailleurs plus de petits enfants. Ils avaient grandi. Annis allait bientôt commencer ses études et Torun avait déjà la solidité et la lourdeur d’un Parental.
Tritt ne suivit pas les enfants et se fit la remarque que Dua devenait très belle lorsque Odeen lui parlait de docte façon.
— Si leurs lois ralentissent et refroidissent notre Soleil, nos propres lois n’activent et n’échauffent-elles pas les leurs ?
— C’est parfaitement exact, Dua. Un Rationnel ne raisonnerait pas mieux.
— Quel degré d’échauffement pourraient atteindre leurs soleils ?
— Oh, pas très élevé. Ils s’échaufferaient en somme fort peu.
— Eh bien, Odeen, c’est justement sur ce point que j’ai les plus sombres pressentiments.
— Vois-tu, ce qu’il y a d’inquiétant, c’est que leurs soleils sont immenses. Si nos petits soleils se refroidissaient tous à la fois, aussi longtemps que nous disposons de la Pompe à Positons, cela n’aurait pas trop d’importance. Par contre, si d’énormes étoiles s’échauffent, même légèrement, cela peut devenir catastrophique. Chacune de ces étoiles renferme des corps pouvant, si la fusion nucléaire s’accroît, serait-ce même de peu, provoquer son explosion.
— Son explosion ! Mais alors qu’adviendrait-il des gens ?
— Quels gens ?
— Ceux qui peuplent l’autre Univers.
Pendant un instant Odeen resta coi, puis il dit enfin :
— Cela, je n’en sais rien.
— Et que se passerait-il si notre Soleil explosait ?
— Il ne le peut pas.
Tritt se demanda pourquoi ils s’excitaient ainsi. Comment un Soleil pourrait-il exploser ? Dua paraissait de plus en plus furieuse, et Odeen mal à l’aise.
— Mais si cela se produisait quand même, reprit Dua, est-ce que cela ne dégagerait pas une intense chaleur ?
— Je le suppose.
— …qui nous tuerait tous ?
Odeen hésita, puis dit enfin, visiblement contrarié :
— Tout cela ne rime à rien, Dua. Notre Soleil n’explosera pas. Cesse de me poser des questions idiotes.
— C’est toi qui m’as encouragé à t’en poser, Odeen. Et quand tu dis que cela ne rime à rien, tu te trompes. N’oublie pas que la Pompe à Positons fonctionne dans les deux sens. Ils ont besoin de nous, tout comme nous avons besoin d’eux.
— Je ne t’ai jamais dit ça, s’exclama Odeen en la foudroyant du regard.
— Non, mais c’est une impression que j’ai.
— Il me semble que tu as beaucoup d’impressions, Dua…
Dua se mit à crier. Elle était hors d’elle. Tritt ne l’avait jamais vue ainsi.
— Ne te dérobe pas, Odeen, en faisant dévier la discussion. Et ne cherche pas à me faire passer pour une idiote… pour une Émotionnelle, quoi ! Tu m’as affirmé que j’avais tout d’un Rationnel, et je le suis suffisamment pour me rendre compte que la Pompe à Positons ne pourrait fonctionner sans les êtres-autres. Si la population de l’autre Univers était entièrement anéantie, la Pompe à Positons ne fonctionnerait plus, notre Soleil se refroidirait plus que jamais et nous mourrions tous de faim. Et tu trouves que ça n’a pas d’importance ?
— Je trouve surtout qu’en parlant ainsi, tu révèles tes manques, fit Odeen, se mettant lui aussi à crier. Si nous avons besoin de leur aide, c’est que nos réserves d’énergie se sont raréfiées et qu’il nous faut donc échanger des matériaux. Or si le Soleil de l’autre Univers explose, il dégagera un immense courant d’énergie, un énorme flot qui coulera pendant un million de temps de vie. Il y aura même un tel afflux d’énergie que nous pourrons y puiser directement sans faire appel à des échanges de matériaux. Donc nous n’avons pas besoin d’eux, et peu importe ce qui se passera.
Ils s’affrontaient, proches à se toucher, et Tritt en fut horrifié. Il lui fallait intervenir, les séparer, les raisonner… Mais il ne savait que leur dire. Mais le sort voulut que son intervention devînt inutile.
Un Solide se tenait juste devant leur caverne. Non, trois Solides. Ils essayaient en vain de parler et ne parvenaient pas à se faire entendre.
— Odeen !… Dua !… hurla Tritt.
Puis il se tut, tout tremblant. Il croyait deviner, et il en était terrifié, la raison de la venue des Solides. Il voulut fuir.
Mais un des Solides, étendant un de ses opaques appendices, l’en empêcha.
— Reste ici ! ordonna-t-il.
Il parlait d’un ton dur et hostile et Tritt fut pris d’une peur panique.
Chapitre 4 a
Dua était en proie à une telle colère qu’elle perçut à peine la présence des Solides. La colère qui l’emplissait tout entière était faite de plusieurs éléments. Rancune envers Odeen qui éludait ses questions. Épouvante à l’idée que le monde était menacé d’une totale destruction. Rage en pensant qu’on lui refusait un enseignement qu’elle absorbait avec tant de facilité et de ferveur.
Depuis le jour où elle avait pour la première fois pénétré profondément dans la roche, elle était retournée par deux fois dans les cavernes des Solides. Oui, par deux fois, à leur insu, elle s’était intégrée à la roche et avait chaque fois perçu et senti, oui, senti, qu’elle comprenait d’avance ce qu’Odeen allait lui expliquer. Dans ce cas pourquoi ne lui prodiguaient-ils pas le même enseignement qu’à Odeen ? Pourquoi le réservaient-ils uniquement aux Rationnels ? Tiendrait-elle ce don d’apprendre uniquement du fait qu’elle était une Emgauche, une médiane déviationniste ? Eh bien, déviationniste ou pas, pourquoi ne pas étancher sa soif de savoir ? Il était injuste de la laisser dans l’ignorance.
Enfin les paroles du Solide parvinrent jusqu’à elle. Si Losten était présent, ce n’était pas lui qui parlait, mais un Solide se tenant au premier plan et qu’elle ne connaissait pas. Il est vrai qu’elle en connaissait si peu !
— Qui de vous trois, demanda ce Solide, s’est rendu récemment dans les plus profondes cavernes, celles des Solides ?
Ils ont découvert que j’avais pénétré dans la roche, se dit Dua. Peu m’importe ! Qu’ils le racontent à tous. Je le proclamerai moi-même. – Et elle lui lança, comme un défi :
— Moi ! Et à plusieurs reprises !
— Seule ? demanda le Solide sans se départir de son calme.
— Seule ! Et à plusieurs reprises, répéta Dua.
En réalité, elle ne s’y était rendue que trois fois.
— Il m’est arrivé, marmonna Odeen, de descendre moi aussi jusque dans les profondes cavernes.
Le Solide, sans tenir compte de ses paroles, se tourna vers Tritt et lui demanda d’un ton acerbe :
— Et toi, flanc-droit ?
— Moi aussi, Monsieur Solide, chevrota Tritt.
— Seul ?
— Oui, Monsieur Solide.
— Combien de fois ?
— Une fois.
Dua fut emplie de pitié pour ce malheureux Tritt qui s’affolait sans raison. Elle seule était fautive et elle prendrait ses responsabilités.
— Laissez-le tranquille, dit-elle. C’est à moi qu’il faut vous en prendre ?
— Ah ! oui, et pour quelle raison ? fit le Solide en se tournant vers elle.
— Pour… ce dont il s’agit, balbutia Dua, incapable de prendre sur elle, spécialement devant Odeen, d’avouer de quoi elle s’était rendue coupable.