Il accueillit courtoisement Lamont et se montra disposé à traiter de n’importe quel sujet, sauf de ce qui s’était passé au cours de ce fameux séminaire. Il ne s’en souvenait purement et simplement pas.
Lamont insista et lui fit part de ce qu’il en savait lui-même.
McFarland prit sa pipe, la bourra, l’examina attentivement, puis dit enfin, en pesant ses mots :
— Je n’essaie même pas de raviver mes souvenirs, car à mon avis, tout cela n’a aucune importance. Imaginez un instant que je proclame maintenant avoir fait cette remarque. Personne ne me croirait. On me prendrait pour un idiot ou un mégalomane.
— Et Hallam s’arrangerait pour qu’on vous mette à la retraite.
— Cela n’irait peut-être pas jusque-là, mais de toute façon je n’en retirerais aucun bénéfice. Et encore une fois, quelle différence cela ferait-il ?
— Cela permettrait de rétablir les faits dans leur vérité.
— Foutaise que tout cela ! La vérité c’est qu’Hallam ne lâchera jamais le morceau. C’est lui qui a persuadé les membres de son équipe de pousser les recherches, qu’ils le veuillent ou non. Sans lui, ce tungstène aurait finalement explosé, faisant Dieu sait combien de victimes. On n’aurait peut-être jamais retrouvé un autre échantillon et peut-être n’aurions-nous jamais eu la Pompe. Cela, c’est à Hallam que nous le devons, même s’il n’est pas le premier à avoir formulé la fameuse remarque, et si tout cela vous paraît dénué de sens, je n’y peux rien, car ainsi va le monde.
Lamont n’était nullement satisfait, mais force lui fut de s’incliner, car McFarland se refusa à en dire davantage.
Considérant ce tungstène, Kantrovitch marmonna à l’époque :
— Nous ferions bien de le détruire. Si nous le conservons tel qu’il est, il risque soit de se transformer en vapeurs délétères, soit d’exploser, soit les deux, et de contaminer la moitié de la ville.
On pulvérisa donc cet élément, on le mélangea d’abord à du tungstène ordinaire, puis comme ce tungstène devenait radioactif on y adjoignit du graphite, qui a la propriété d’intercepter les radiations.
Moins de deux mois après qu’Hallam eut remarqué la transformation qui s’était opérée à l’intérieur du flacon, Kantrovitch, dans une communication qu’il remit au rédacteur en chef de la Nuclear Review, Hallam figurant comme coauteur, présenta ce nouveau corps… le plutonium-186. Les premières déclarations de Tracy se trouvèrent ainsi confirmées, mais son nom ne fut mentionné ni alors ni plus tard. À partir de là, le tungstène d’Hallam connut une fortune foudroyante et Denison, délaissé, ignoré par ses collègues, tomba peu à peu dans l’oubli.
L’existence du plutonium-186 était par elle-même inquiétante. Mais que, stable au début, il ait manifesté une radioactivité sans cesse grandissante était plus inquiétant encore.
Pour discuter de ce problème on réunit un séminaire. Kantrovitch le présidait, ce qu’il convient de noter, car ce fut la dernière fois dans l’historique de la Pompe à Électrons qu’une réunion importante la concernant fut présidée par un autre savant qu’Hallam. Kantrovitch mourut cinq mois plus tard et l’unique personnalité jouissant d’un assez grand prestige pour porter ombre à Hallam disparut ainsi de la scène.
Cette réunion ne parut d’abord rien apporter de nouveau jusqu’au moment où Hallam révéla à ses collègues ce qu’on a appelé par la suite « sa Géniale Illumination ». En réalité, à en croire Lamont c’est pendant la pause du déjeuner qu’Hallam fit cette fameuse déclaration. Et c’est à ce moment-là que McFarland – qui bien que figurant parmi les assistants n’est jamais nommé dans les rapports officiels – aurait dit : « Voyez-vous, je crois que dans les circonstances présentes, il nous faudrait lâcher la bride à notre imagination. Supposons que…»
Il s’adressait à Diderick van Klemens. On retrouve ces propos dans un résumé de la séance que rédigea van Klemens dans une sténo qui lui était toute personnelle. Lorsque Lamont tomba sur ces notes, van Klemens était mort depuis longtemps et si elles suffirent à le convaincre, il dut s’avouer que, si personne ne venait les corroborer, elles ne constituaient pas un témoignage suffisant. De plus, rien ne prouvait qu’Hallam ait entendu ces propos. Lamont était prêt à parier qu’il se trouvait à portée de voix, mais cela non plus ne constituait pas une preuve suffisante.
Imaginons un instant que Lamont ait été en mesure de le prouver. Hallam aurait été atteint au vif dans son orgueil démesuré, mais sa situation n’en aurait pas été ébranlée. On n’aurait vu dans les propos de McFarland qu’une simple boutade. En fait, ce fut Hallam lui-même qui s’en inspira. Il prit cette phrase à son compte, avec tous les risques qu’elle comportait. Jamais McFarland n’aurait rêvé de figurer dans un rapport officiel parce qu’il avait conseillé à ses collègues de « lâcher la bride à leur imagination ».
Lamont aurait pu rétorquer que McFarland était un savant célèbre, spécialisé dans la physique nucléaire, et qui risquait sa réputation, alors qu’Hallam, ce jeune radiochimiste, pouvait se permettre de tenir de hardis propos sur la physique nucléaire sans y laisser de plumes.
Quoi qu’il en soit, voici, selon la version officielle, ce que déclara Hallam :
« Messieurs, je m’aperçois que nous n’arrivons à rien. Je vais donc vous faire une suggestion qui est peut-être absurde, mais certainement moins absurde que tout ce que j’ai entendu jusqu’ici. Nous nous trouvons en face d’un corps, le plutonium-186, qui ne peut exister même à l’état d’élément momentanément stable, ceci en admettant que les lois naturelles de l’Univers aient quelque valeur. Il s’ensuit donc que puisqu’il existe indubitablement, qu’il a existé au début en tant qu’élément stable, il a donc dû exister, au moins au début, dans un lieu, à une époque ou dans des circonstances où les lois naturelles de l’Univers étaient différentes de ce qu’elles sont ici. En un mot comme en cent, le corps que nous étudions n’a pas pris naissance dans notre Univers, mais dans un autre – un Univers alternant, un Univers parallèle, appelez-le comme vous voudrez.
« Lorsque cet élément est parvenu dans notre Univers, – et surtout ne me demandez pas de quelle façon – il était encore stable, et j’imagine qu’il l’était parce qu’il obéissait encore aux lois de son propre Univers. Le fait qu’il devint, lentement d’abord, puis de plus en plus fortement, radioactif, laisse à penser que les lois de notre propre Univers se sont peu à peu imposées à cet élément, si vous voyez ce que je veux dire.
« J’insiste sur le fait qu’en même temps que le plutonium-186 faisait son apparition, disparut un échantillon de tungstène, fait de plusieurs isotopes, y compris le tungstène-186. Il n’est pas impossible qu’il ait gagné l’Univers parallèle. Après tout, n’est-il pas plus logique et plus simple d’imaginer l’échange de deux masses plutôt que la disparition de l’une d’entre elles ? Dans l’Univers parallèle le tungstène-186 est peut-être aussi aberrant que l’est dans notre propre Univers le plutonium-186. Il commence peut-être par être stable, puis devient peu à peu, et de plus en plus, radioactif. Il pourrait donc être là-bas une source d’énergie, tout comme pourrait l’être ici le plutonium-186. »
Les assistants durent être frappés d’étonnement car il n’est pas fait mention, dans le compte rendu, de la moindre interruption, du moins jusqu’à la dernière phrase, où Hallam s’arrêta pour reprendre haleine, sans doute effrayé lui-même de sa propre audace.