Ce couloir était à sens unique. De temps à autre une petite voiture électrique les dépassait et disparaissait silencieusement.
— Voyons, qu’aurais-je envie de faire ? Vous venez de le demander sans poser aucune condition. Ne mettrez-vous pas de conditions-limites afin que bien involontairement je ne vous vexe par mes exigences ?
— Seriez-vous physicien ?
— Pourquoi me demandez-vous cela ? dit le Terrien après un instant d’hésitation.
— J’étais curieuse de savoir ce que vous me répondriez. Car je sais pertinemment que vous êtes physicien.
— Comment le savez-vous ?
— Parce qu’il faut être physicien pour parler de conditions-limites. Et parce qu’il faut l’être pour demander avant tout, en arrivant sur la Lune, à visiter le synchrotron à protons.
— C’est donc pour cela que vous étiez à ma recherche ? Parce que vous pensiez que je suis physicien ?
— Non, mais c’est pour cette raison que Barron m’a envoyée à votre recherche. Parce que lui-même est physicien. Et si j’ai accepté, c’est parce que je vous trouvais assez spécial pour un Terrien.
— Comment l’entendez-vous ?
— Oh ! n’y voyez pas un compliment, si c’est cela que vous cherchez. Simplement vous ne semblez pas porter les autres Terriens dans votre cœur.
— Comment êtes-vous arrivée à cette conclusion ?
— Je vous ai observé quand vous étiez au milieu de votre groupe. Et puis c’est une chose que je sens. Et ce sont toujours les Terriens qui n’aiment pas les autres Terriens qui s’installent le plus volontiers sur la Lune. Ce qui me ramène à ma question… Qu’avez-vous envie de faire ? Et bien entendu je serai obligée de vous poser des conditions-limites. En ce qui concerne le tourisme, tout au moins.
— Vous m’intriguez, Sélénè, fit le Terrien en lui lançant un regard inquisiteur. Votre travail est si peu intéressant, si fastidieux, même, que vous vous réjouissez d’avoir un jour de congé, que vous envisagez même d’en prendre deux ou trois. Et que faites-vous ce jour-là ? Vous reprenez votre travail volontairement à mon seul bénéfice… Tout cela parce que vous vous intéressez un peu à moi ?
— Non, c’est Barron qui s’intéresse à vous. Occupé, il m’a demandé de vous distraire jusqu’à nouvel ordre… Et puis c’est tout différent. Rendez-vous compte ! Quand j’exerce mon métier je prends en charge vingt, vingt-cinq Terriens… Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’emploie ce terme ?
— Certainement pas, puisque je l’emploie moi-même.
— Oui, mais vous, vous êtes un Terrestre. Et certains habitants de la Terre trouvent le terme péjoratif et le prennent en mauvaise part, spécialement quand il est employé par un Lunarite.
— Vous voulez dire un Lunarien ?
— Oui, c’est à peu près ça, fit Sélénè en rougissant.
— Bon ! Si vous voulez bien, finissons-en avec cette discussion académique sur des termes péjoratifs ou non. Reprenons. Vous me parliez de votre métier.
— Il consiste à empêcher les Terriens dont j’ai la garde de se blesser en tombant ou en se heurtant ; à leur montrer ce qui est à voir ; à leur faire de petits topos ; à m’assurer qu’ils mangent, boivent et se déplacent aussi bien que possible. Ils demandent à voir ou à faire certaines choses, et mon rôle consiste à faire preuve envers eux d’une parfaite courtoisie et d’une patience infinie.
— Affreux ! s’exclama le Terrestre.
— Vous et moi allons au contraire faire ce qui nous plaît. Vous prendrez vos risques et moi je dirai tout ce qui me passe par la tête.
— Je vous ai déjà dit que vous pouvez m’appeler Terrien tant que vous voudrez.
— Parfait ! Dans ce cas je m’offre un vrai jour de congé. Qu’aimeriez-vous faire ?
— La réponse est facile : visiter le synchrotron à protons.
— Tout, mais pas ça ! Barron s’arrangera peut-être pour vous y emmener.
— Si vous me refusez le synchrotron, je ne sais pas trop ce qu’il y a d’autre à voir. Je sais que le radiotélescope est très loin d’ici et je ne pense pas d’ailleurs qu’il présente quoi que ce soit de nouveau… À vous de me faire une proposition. Que visitent en général les touristes ?
— Des tas de choses. Il y a par exemple les cultures d’algues – non pas les usines où on les transforme et que vous avez vues, mais les plantations elles-mêmes. Malheureusement l’odeur qu’elles dégagent est très forte et je ne doute que les Terriens – pardon, les Terrestres – la trouvent particulièrement appétissante. Ils ont déjà assez de peine à s’habituer à notre alimentation.
— Cela vous surprend ? Avez-vous déjà goûté à nos aliments ?
— À vrai dire, pas exactement. Je pense d’ailleurs qu’ils ne me plairaient pas. Nous sommes tous des êtres d’habitudes.
— C’est bien possible, fit le Terrestre en soupirant. Si vous mangiez un véritable steak, vous le trouveriez peut-être trop fibreux et trop gras.
— Nous pourrions nous rendre dans la périphérie où de nouveaux couloirs s’enfoncent plus profondément dans la roche, mais il vous faudrait pour cela une tenue spéciale. Il y a également des manufactures…
— À vous de choisir, Sélénè.
— D’accord, si vous me promettez de me répondre franchement.
— Comment pourrais-je faire une telle promesse avant de connaître la question ?
— Je vous ai dit tout à l’heure que les Terriens qui n’aiment pas les Terriens ont tendance à s’installer définitivement sur la Lune. Vous ne m’avez pas contredite. Auriez-vous cette intention ?
Le Terrestre regarda fixement le bout de ses grosses chaussures, puis dit enfin :
— Voyez-vous, Sélénè, j’ai eu des difficultés à obtenir un visa pour la Lune. On m’objectait que j’étais un peu trop âgé pour effectuer ce voyage. Que si je séjournais trop longtemps sur la Lune je me sentirais incapable de retourner sur Terre. C’est pourquoi je leur ai déclaré que j’avais l’intention de m’installer ici définitivement.
— En somme vous ne mentiez pas.
— Sur le moment je n’en étais pas très sûr. Mais je crois bien que je vais me décider à me fixer ici.
— J’aurais cru que dans ces conditions ils auraient cherché à vous empêcher de partir.
— Et pour quelle raison ?
— Parce que en règle générale, les Autorités de la planète Terre répugnent à laisser des physiciens s’installer définitivement sur la Lune.
— Ils ne m’ont fait aucune difficulté à ce sujet, fit le Terrestre avec un léger sourire.
— Alors, si vous devez rester parmi nous, il me semble que nous ferions bien de visiter le gymnase. Les Terriens en expriment souvent le désir, mais en règle générale nous ne les y encourageons pas… bien que ce ne soit pas absolument interdit. Il en va autrement des Immigrants.
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— D’abord nous pratiquons nos exercices nus ou presque nus. Pourquoi pas ? ajouta-t-elle d’un ton irrité, comme allant au-devant de sempiternelles objections : La température est égale ; le gymnase, parfaitement propre. Nous évitons en général d’imposer notre nudité aux Terriens. Les uns en sont choqués, les autres, excités, quand ce n’est pas les deux à la fois. Nous n’allons pas endosser des vêtements au gymnase pour leur faire plaisir, ni les obliger à nous imiter. C’est pourquoi nous préférons leur en interdire l’entrée.