Fore plongeait plus rapidement maintenant, bien qu’il eût réussi à deux reprises à ralentir un peu sa chute, sans parvenir cependant à trouver une véritable prise.
Il touchait presque le fond lorsque il réussit à s’accrocher de la jambe droite à une barre transversale. Il y resta suspendu, se balançant la tête en bas à environ trois mètres du sol. Les bras écartés, il s’immobilisa sous les applaudissements des spectateurs, puis, opérant un rapide rétablissement, bondit à nouveau dans les airs.
— Y a-t-il eu faute ? demanda le Terrestre.
— Si Jean Wong avait saisi le poignet de Marco au lieu de le repousser, il y aurait eu faute. Mais l’arbitre en a décidé autrement et je ne pense pas que Marco élèvera une protestation. Il s’est laissé tomber beaucoup plus bas qu’il n’était nécessaire. Il adore exécuter ces rétablissements de la dernière minute, mais un beau jour il calculera mal son coup et cela lui jouera un mauvais tour… Tiens, tiens !…
Le Terrestre, intrigué, leva les yeux sur elle, mais Sélénè, qui ne le regardait pas, dit vivement : « Je reconnais un des membres du bureau du commissaire. C’est certainement à vous qu’il en a ».
— Pour quelle raison ?
— Je ne vois pas, à part vous, à qui il pourrait s’intéresser. Vous seul sortez de l’ordinaire.
— Je ne vois pas de raison…
Cependant, le fonctionnaire, qui avait le physique d’un Terrestre ou tout au moins d’un Immigrant, et qui semblait gêné d’être le point de mire d’une vingtaine de spectateurs aux corps frêles et nus qui masquaient leur dédain sous une indifférence affectée, se dirigea droit sur lui.
— Monsieur, dit-il, le commissaire Gottstein vous prie de bien vouloir me suivre…
Chapitre 5
L’appartement de Barron Neville était beaucoup moins accueillant que celui de Sélénè. Des livres étaient entassés un peu partout ; les fiches perforées de son ordinateur s’accumulaient dans un coin et le plus grand désordre régnait sur son vaste bureau. Quant aux fenêtres, elles étaient bouchées.
— Comment peux-tu avoir les idées claires dans un foutoir pareil, Barron ? fit Sélénè qui venait d’entrer, en croisant les bras.
— Je m’en arrange, grommela Barron. Comment se fait-il que tu ne m’aies pas amené ton Terrien ?
— Le commissaire a le pas sur toi. Le nouveau commissaire.
— Gottstein ?
— Exactement. Pourquoi ne t’es-tu pas renseigné plus vite sur lui ?
— Cela m’a demandé du temps. Je n’aime pas travailler à l’aveuglette.
— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à attendre, fit Sélénè.
Neville se mordit un ongle, inspecta le résultat d’un air désapprobateur, puis dit :
— Je me demande ce que je dois penser de la situation… Et toi, que penses-tu de lui ?
— Il me plaît, déclara sans ambages Sélénè. Pour un Terrien, il s’est montré plutôt agréable. Il m’a laissé le piloter. Il a manifesté de l’intérêt et n’a pas émis de critiques. Enfin, il n’a pas adopté une attitude condescendante et je n’ai pas éprouvé le désir irrésistible de me montrer agressive avec lui.
— T’a-t-il à nouveau questionnée sur le synchrotron ?
— Non. Il n’avait d’ailleurs aucune raison de le faire.
— Ah, oui ? Et pourquoi ?
— Je lui ai dit que tu désirais le voir et que tu étais physicien. S’il a des questions à poser, c’est à toi qu’il les adressera quand vous vous rencontrerez.
— Il n’a pas trouvé curieux d’être piloté par une hôtesse d’accueil qui comme par hasard connaît un physicien ?
— Curieux ? Pour quelle raison ? Je lui ai dit que je couchais avec toi. Après tout, si elle lui plaît, un physicien peut très bien condescendre à faire l’amour avec une humble hôtesse.
— Sélénè, je t’en prie…
— Vois-tu, Barron, il me semble que s’il avait des intentions cachées, que s’il s’accrochait à moi dans l’unique espoir que je le conduirai jusqu’à toi, il manifesterait une certaine gêne. Plus le complot est absurde et risqué et plus celui qui l’ourdit se montre nerveux et inquiet. Quant à moi, j’ai adopté envers lui une attitude dégagée. Je lui parle de tout sauf du synchrotron et je l’ai amené aujourd’hui au gymnase assister à une compétition.
— Et alors ?
— J’ai eu l’impression que ça l’intéressait. Il paraissait détendu et attentif. Il ne m’a pas donné l’impression d’avoir de sombres desseins.
— En es-tu sûre ? Et voilà maintenant que le commissaire me coupe l’herbe sous les pieds. Tu trouves que c’est une bonne chose, toi ?
— Je ne vois pas ce que ça a de grave. Le convier ouvertement devant une vingtaine de Lunarites n’a rien, me semble-t-il, de particulièrement inquiétant.
Neville se rejeta en arrière, les mains croisées sur la nuque, et lança :
— Je t’en prie, Sélénè, dispense-toi d’émettre une opinion quand je ne te la demande pas. Je trouve ça horripilant. Et d’abord, cet homme n’est pas un physicien. A-t-il prétendu l’être ?
— Je lui ai donné du physicien, fit Sélénè après avoir réfléchi un moment, et il n’a pas protesté, mais il ne m’a pas franchement dit qu’il l’était. Et cependant… et cependant je suis sûre qu’il l’est.
— C’est ce qu’on appelle un mensonge par omission, Sélénè. Il se considère peut-être comme un physicien, mais le fait est qu’il n’en a pas le titre et qu’il n’effectue pas de travaux dans ce domaine. Qu’il ait eu une formation scientifique, je le lui accorde, mais il n’occupait aucun poste. Il en aurait été bien empêché. Pas un laboratoire sur Terre ne l’aurait pris pour collaborateur. Il se trouve qu’il figure sur la liste noire de Fred Hallam, où il est en tête depuis longtemps.
— En es-tu sûr ?
— Tu peux me croire. J’ai pris mes renseignements. Ne viens-tu pas de me reprocher d’y avoir consacré trop de temps ?… Cela me paraît trop beau pour être vrai.
— Pourquoi trop beau ? Je ne vois pas où tu veux en venir.
— N’est-ce pas une raison supplémentaire de lui faire confiance ? Après tout, il a de quoi en vouloir aux Terrestres.
— Oui, si tes renseignements sont exacts.
— Ils le sont, du moins en ce sens que c’est à quoi nos recherches ont abouti. Mais peut-être désirait-on que nous aboutissions à une telle conclusion.
— Barron, tu me dégoûtes. Tu ne vois partout que complots et machinations. Ben ne m’a pas donné l’impression…
— Ben ? répéta Neville d’un ton sarcastique.
— Eh oui, Ben, répéta Sélénè. Et ledit Ben ne m’a pas donné l’impression d’un homme aigri qui remâche sa rancune, ou qui cherche à me donner cette impression.
— Possible, mais il est néanmoins parvenu à t’inspirer de la sympathie. Tu m’as dit toi-même qu’il te plaisait. Et tu as même insisté sur ce point. C’est peut-être exactement le but qu’il poursuivait.
— Je ne me laisse pas si facilement leurrer, et tu le sais.
— J’attendrai, pour me faire une opinion, de le rencontrer.
— Va te faire pendre, Barron. J’ai frayé avec des milliers de Terriens. C’est mon métier. Et tu n’as aucun droit de te moquer de mes impressions. Tu sais au contraire que tu as toutes raisons de t’y fier.
— C’est bon. On verra. Ne te fâche pas. Maintenant il ne nous reste plus qu’à attendre… Et en attendant… (il se leva avec grâce)… en attendant, devine à quoi je pense.
— Pas difficile, fit Sélénè se levant elle aussi avec grâce. – D’un glissement de pied quasi invisible elle s’écarta de lui et ajouta : Mais figure-toi que je ne suis pas d’humeur.