— Mais dans ce cas, si des physiciens, si peu nombreux soient-ils, tiennent de tels propos ?…
— C’est justement ce qu’ils ne font pas. Du moins pas officiellement. Les savants hésitent à engager leur responsabilité et les journalistes y regardent à deux fois avant de publier des absurdités… ou du moins ce qu’ils considèrent comme tel. Cependant, dans le cas qui nous intéresse, le sujet est revenu sur le tapis. Un physicien, un dénommé Lamont, s’était adressé d’abord au sénateur Burt, puis à Chen, qui se prenait pour un messie, et enfin à quelques autres personnalités. Lui aussi envisageait la possibilité d’une explosion d’envergure cosmique. Personne n’a ajouté foi à ses propos qui cependant se sont répandus et finissent par prendre du poids.
— Et cet homme qui est arrivé sur la Lune, il y croit ?
— J’en ai l’impression, fit Gottstein en souriant. Et ma foi, en pleine nuit, quand j’ai peine à dormir – je continue à tomber fréquemment de mon lit –, j’y crois moi aussi. Il nourrit l’espoir, à ce qu’il me semble, d’expérimenter ici sa théorie.
— Et alors ?
— Alors je suis d’avis qu’on le laisse faire. Je le lui ai d’ailleurs laissé entendre.
— Je trouve cela risqué, fit Montez en hochant la tête. Il ne me plaît guère qu’on donne un encouragement officiel à des théories extravagantes.
— Peut-être ne sont-elles pas aussi extravagantes que nous le pensons, mais la question n’est pas là. Le fait est que si nous l’aidons à s’établir sur la Lune, nous découvrirons peut-être, par son entremise, ce qu’il s’y passe exactement. Il ne demande qu’une chose, revenir à la science et se réhabiliter à ses propres yeux. Je lui ai laissé entendre que nous l’y aiderions si de son côté il nous apportait sa collaboration… Je ferai le nécessaire pour que vous soyez discrètement tenu au courant. Sur le plan purement amical.
— Je vous en remercie, dit Montez en se levant, et je vous dis au revoir.
Chapitre 9
— Non, fit Neville, agacé. Il ne me plaît pas.
— Pourquoi ? Parce que c’est un Terrien ? demanda Sélénè en chassant d’une chiquenaude un brin de poussière accroché à sa blouse à la hauteur de son sein droit. – Puis, l’examinant attentivement, elle ajouta : Décidément, le système de circulation d’air est déplorable.
— Ce Denison n’a aucune valeur. Ce n’est même pas un paraphysicien. Il a acquis seul, comme il l’avoue, des connaissances dans ce domaine, et il débarque ici avec d’absurdes idées toutes faites.
— Telles que… ?
— Il pense que la Pompe à Électrons fera exploser l’Univers.
— L’a-t-il réellement dit ?
— Je sais qu’il le pense… Oh ! je connais les arguments qu’il invoque. Que de fois je les ai entendus ! Mais ils sont faux, un point c’est tout.
— Peut-être, fit Sélénè en haussant les sourcils, souhaites-tu qu’ils le soient.
— Ah ! non fit Neville. Ne commence pas, toi aussi !
Il plana un court silence que Sélénè rompit en disant :
— Que penses-tu faire de lui ?
— Avant tout, lui offrir une place dans nos laboratoires. Il ne vaut peut-être rien comme savant, mais il peut quand même nous être utile. Ce n’est pas un homme à négliger. Le commissaire s’est déjà entretenu avec lui.
— Oui, je le sais.
— Il se pose en victime de sombres machinations. En homme qui a vu sa carrière brisée et qui cherche à remonter la pente.
— Ah oui ?
— Eh oui ! Demande-lui de te faire le récit de ses épreuves. Elles te toucheront aux larmes, j’en suis sûr. D’autre part, il peut être pour nous un apport. Un Terrien installé sur la Lune, et tout occupé de théories absurdes, détournera de nous l’attention du commissaire. Et qui sait, peut-être aurons-nous par son entremise une idée plus claire de ce qui se passe sur Terre… Quoi qu’il en soit, continue d’entretenir de bons rapports avec lui, Sélénè.
Chapitre 10
Le rire de Sélénè sonna d’un éclat métallique aux oreilles de Denison munies d’écouteurs. Elle paraissait perdue dans sa lourde combinaison spatiale.
— Voyons, Ben, vous n’avez aucune raison d’avoir peur. Vous êtes un vieux de la vieille, maintenant… Cela fait un mois que vous êtes sur la Lune.
— Vingt-huit jours, marmonna Denison qui étouffait dans sa propre combinaison.
— Un mois, répéta Sélénè. Vous êtes arrivé à la pleine Terre et nous avons dépassé maintenant la nouvelle pleine Terre – et elle lui montra la sphère qui brillait en plein ciel.
— Bon, d’accord, mais allons-y doucement. Je suis moins courageux en surface qu’en sous-sol. Que se passerait-il si je tombais ?
— Rien. D’après vos propres lois, la pesanteur est faible, la pente, douce, et votre combinaison, épaisse. Si vous tombez, laissez-vous bouler et glisser. Ce sera d’ailleurs tout aussi divertissant.
Denison regarda autour de lui d’un air peu convaincu. Sous la froide lumière de la Terre, la Lune s’étendait, magnifique. Un tableau en noir et blanc ; un blanc délicat, tamisé, comparé au paysage fortement contrasté qu’il avait pu contempler, une semaine auparavant, lorsqu’il était venu visiter les batteries solaires qui s’étendaient d’un horizon à l’autre, en bordure de la Mare Imbrium. Le noir, lui aussi, était atténué et formait avec le blanc une délicate harmonie. Les étoiles brillaient d’un céleste éclat et la Terre – La Terre ! – était bien attirante, avec ses volutes blanches et bleues qui s’ouvraient parfois sur des taches brunes.
— Allons-y, fit Denison, résigné. Ça ne vous fait rien si je me cramponne à vous ?
— Non, bien entendu. D’ailleurs nous ne monterons pas jusqu’au haut de la pente. Je vais vous faire prendre celle des débutants. Efforcez-vous de marcher à mon rythme. J’avancerai très lentement.
Sa démarche était lente, élastique, et son compagnon s’efforça de se tenir à sa hauteur. Sous leurs pieds le sol était poussiéreux et chaque pas soulevait une fine poudre qui retombait rapidement dans cette absence d’air. Il marchait à son pas, mais non sans effort.
— Bravo, fit Sélénè, son bras glissé sous le sien pour le soutenir. Vous êtes remarquable, pour un Terrien. Non : je devrais dire un Immigrant. Ou tout simplement pour un homme de votre âge.
— Je préfère de beaucoup Immigrant, fit Denison qui haletait et sentait son front se couvrir de sueur.
— Au moment où votre pied va toucher le sol, dit Sélénè, imprimez à votre corps un élan à l’aide de l’autre pied. Cela allongera vos pas et rendra votre marche plus aisée. Non, non, pas ainsi… Regardez-moi faire.
Denison, ravi de s’arrêter pour souffler un peu, regarda Sélénè, mince et gracieuse sous sa lourde et informe combinaison, avancer par bonds. Elle revint vers lui, s’agenouilla à ses pieds.
— Faites lentement un pas, Ben, et je frapperai votre pied au moment où vous devrez l’avancer.
Ils firent plusieurs essais et Denison dit finalement :
— C’est pire que de faire un cent mètres sur Terre. Laissez-moi souffler un peu.
— D’accord. Voyez-vous, vos muscles ne sont pas coordonnés comme ils le devraient. C’est contre vous-même que vous luttez, et non contre la pesanteur… Bon, asseyez-vous et reprenez haleine. Je ne vous entraînerai pas plus haut.