— Je t’en prie, Sélénè ! fit Neville en levant les bras au ciel. N’use pas de cet argument !
— Écoute-moi, Barron. Il s’est confié à moi et m’a parlé de ses travaux, alors que tu me tiens en réserve comme une arme secrète. Tu prétends que j’ai à vos yeux une valeur plus grande que tout appareil, ou que tout savant. Tu joues au conspirateur. Tu tiens essentiellement à ce que je continue, aux yeux de tous, à passer pour une hôtesse d’accueil et rien de plus, afin que les dons que je possède soient exclusivement réservés aux Lunarites. Et à toi, bien entendu. Mais en somme, jusqu’à présent, qu’as-tu accompli ?
— Je t’ai amenée à nous. Combien de temps serais-tu restée libre s’ils…
— Tu ne fais que ressasser les mêmes arguments ! Mais dis-moi, qui a-t-on jeté en prison ? Qui a-t-on empêché d’agir ? Où sont les preuves de ce fameux complot qui n’existe peut-être que dans ton imagination ? Si les Terrestres vous refusent, à toi et à ton équipe, l’accès à leurs importantes installations scientifiques, c’est bien plus parce que vous les y avez incités que par hostilité de leur part. D’ailleurs, cela s’est révélé un mal pour un bien, puisque cela nous a obligés à créer d’autres instruments plus précis encore.
— Dont les plans ont été établis grâce à ton extraordinaire intuition, Sélénè.
— Oui, je le sais, fit la jeune femme en souriant. Ben a manifesté la plus grande admiration pour cette réalisation.
— Toi et ton Ben !… Que diable espères-tu en tirer, de ce sacré Terrien ?
— Ce n’est pas un Terrien. C’est un Immigrant. Et ce que j’espère tirer de lui, ce sont des renseignements. M’en as-tu jamais donné ? Tu as une telle frousse qu’on me perce à jour que tu ne me laisses même pas m’entretenir avec un physicien. Je te suis exclusivement réservée, et c’est probablement dans ce but que tu es devenu mon…
— Voyons, Sélénè !… fit Neville d’un ton qui se voulait conciliant, mais qui cachait mal son agacement.
— Si tu savais à quel point ce côté de la question m’est indifférent !… Tu m’as persuadée que j’avais une tâche à accomplir et je m’y suis vouée tout entière. Il me semble parfois que je touche au but, mathématiques ou pas. J’entrevois par éclair ce qui devrait être fait… puis cela m’échappe. Mais à quoi bon tout cela si en dernier ressort la Pompe doit tous nous exterminer ?… Ne t’ai-je pas dit à maintes reprises que le déséquilibre des intensités de champs m’inquiète ?
— Je te le demande encore une fois ? peux-tu m’affirmer que la Pompe nous exterminera tous un jour ? Ne me réponds pas qu’elle le pourrait mais dis-moi si elle le fera oui ou non.
— Non, fit Sélénè en secouant la tête d’un air irrité. Non, je ne le peux pas. Trop de facteurs entrent en jeu. Je ne peux pas t’affirmer qu’elle le fera, mais n’est-ce pas suffisant de penser qu’elle le pourrait ?
— Oh ! Seigneur !
— Inutile de lever les yeux au ciel, ou de ricaner, Barron. Tu t’es toujours refusé à procéder à des contrôles, alors que je t’avais indiqué la marche à suivre.
— Avant d’écouter les discours de ton Terrien, jamais tu n’avais montré une telle inquiétude.
— De mon Immigrant. Vas-tu, oui ou non, effectuer ces contrôles ?
— Encore une fois, non ! Je t’ai déjà dit que tes suggestions sont inapplicables. Tu n’as rien d’une expérimentatrice et ce qui te paraît juste ne l’est pas fatalement dans le domaine de l’expérimentation, qui laisse un vaste champ au hasard et à l’incertitude.
— Le seul monde réel pour toi est celui de ton laboratoire. – Sélénè rougit de colère, serra les poings et reprit : Tu perds un temps fou à essayer d’obtenir un vide satisfaisant alors qu’il existe là-haut, en surface. Je m’y livre moi-même à des pointages à des températures proches parfois du zéro absolu. Pourquoi ne te décides-tu pas à procéder à des expériences en surface ?
— Elles se révéleraient inutiles.
— Qu’en sais-tu, puisque tu ne les as pas tentées ? Ben Denison, lui, les a tentées. Il s’est donné la peine de concevoir un dispositif utilisable en surface, qu’il a installé lorsqu’il est allé visiter les batteries solaires. Il aurait aimé que tu l’y accompagnes, mais tu t’y es refusé. Tu t’en souviens ? C’est un dispositif que je pourrais aisément te décrire maintenant qu’il m’a été dépeint. Il l’a fait fonctionner à la température diurne, puis à la température nocturne, ce qui lui a permis, à l’aide du « Pionnier », d’entreprendre des recherches dans une nouvelle direction.
— Cela paraît simple quand on t’écoute.
— Mais c’est simple ! Le jour où il a découvert que j’étais douée d’intuition il m’a parlé comme il ne l’avait jamais fait jusque-là. Il m’a expliqué les raisons qu’il avait de penser que la puissante interaction nucléaire s’accroissait de façon catastrophique au voisinage de la planète Terre. Selon lui, il ne s’écoulera que quelques années avant que le soleil n’explose et que la force de l’explosion ne se répercute par vagues…
— Non, non et non ! hurla Neville. J’ai étudié les résultats qu’il a obtenus. Ils ne m’ont nullement convaincu.
— Tu les as étudiés ?
— Évidemment ! Tu ne pensais tout de même pas que j’allais le laisser travailler dans nos laboratoires sans m’assurer de ce qu’il faisait ? Eh bien, tu peux me croire, ses déductions ne valent pas un clou. Il se base sur de minuscules déviations qui s’inscrivent dans la marge d’erreurs expérimentales. S’il tient à accorder une importance toute spéciale à ces déviations, et si tu y crois toi aussi, grand bien vous fasse ! Mais le fait que vous y croyez ne leur donnera pas la signification qu’à mon avis elles n’ont pas.
— À quoi aspires-tu, Barron ?
— À la vérité.
— N’as-tu pas décidé d’avance que ce que tu appelles vérité n’est autre que ton propre évangile ? Tu n’as qu’un désir, voir la Lune dotée de la Pompe. Ainsi tu n’auras pas besoin de monter en surface… Et à tes yeux, tout ce qui s’oppose à tes désirs est faux par définition.
— Je me refuse à discuter avec toi. La Pompe, je la veux à tout prix. Mais je veux plus. Je veux l’autre chose aussi, celle que tu sais. Car l’une ne vaut rien sans l’autre. Tu es sûre que tu n’as pas… ?
— Tout à fait sûre.
— Le feras-tu ?
Sélénè virevolta sur elle-même, fit face à Barron, frappant du pied à petits coups pressés et agacés, et se maintenant ainsi au-dessus du sol.
— Je ne lui dirai rien, déclara-t-elle, mais j’ai besoin d’un supplément d’informations. Toi tu n’en as pas à me donner. Lui en a peut-être, ou s’il n’en a pas, il se les procurera grâce à ces expériences que tu te refuses à effectuer. Il faut que je le sonde afin de découvrir ce que lui-même cherche à découvrir. Mais si tu t’interposes entre lui et moi jamais tu n’obtiendras ce que tu désires tant. Ne crains pas qu’il parvienne au but avant moi. Il raisonne en Terrestre. C’est moi, et non lui, qui franchirai la dernière étape.
— Bon. Et ne perds jamais de vue la différence fondamentale qui existe entre la Terre et la Lune. C’est ici ta patrie ! Tu n’en as pas d’autre. Ce Denison, ce Ben, cet Immigrant, venu de la Terre sur la Lune, peut, s’il le souhaite, retourner sur la Terre. Toi, tu ne pourras jamais te rendre sur Terre. Jamais. Tu es et tu resteras toujours une Lunarite.