— Cela se produit souvent ?
— Non, très rarement, au contraire. Je crois qu’au cours des cinq dernières années personne n’est mort par manque d’air. – Et brusquement sur la défensive : Sur Terre aussi vous avez des cataclysmes, des tremblements de terre, des raz de marée qui font des milliers de victimes.
— Je ne le conteste pas, Sélénè, fit Denison. – Et levant les mains : Je me rends.
— Bon, fit la jeune femme. J’ai tort de m’énerver… Vous entendez ?…
Elle s’arrêta, tendit l’oreille. Denison en fit autant, mais secoua la tête. Puis regardant autour de lui :
— Quel calme ! Où sont donc passés les gens ? Êtes-vous sûre que nous ne sommes pas perdus ?
— Rassurez-vous, nous ne sommes pas dans une grotte aux issues inconnues. Il y en a, paraît-il, sur Terre. J’ai vu des photos.
— Oui : la plupart sont des grottes de calcaire creusées par l’eau, ce qui ne doit certainement pas être le cas sur la Lune.
— Donc nous ne sommes pas perdus, reprit Sélénè en souriant. Quant au fait que nous sommes seuls ici, cela est dû à la superstition.
— À quoi ? fit Denison stupéfait en plissant le front.
— Ne faites pas ça ! s’exclama Sélénè. Vous êtes tout ridé ! Là, ça va mieux. Vous êtes déjà beaucoup plus détendu qu’à votre arrivée. Vous le devez à la faible pesanteur et aux exercices que vous faites.
— Et aussi à mes efforts pour me montrer digne d’une jeune femme nue qui dispose, chose surprenante, de nombreux loisirs et les consacre à me montrer ce qu’il y a à voir sur la Lune.
— D’abord je ne vous traite pas en touriste, et ensuite je ne suis pas nue.
— À dire vrai, la nudité me fait moins peur que l’Intuitionnisme… Mais que vouliez-vous dire par superstition ?
— Ce n’est pas exactement de la superstition, mais la plupart des habitants de la ville évitent soigneusement cette section.
— Pour quelle raison ?
— En raison de ce que je vais vous montrer, fit Sélénè en entraînant son compagnon. Vous entendez, maintenant ?
Elle s’arrêta de nouveau. Denison tendit l’oreille puis dit :
— C’est à ce martèlement que vous faites allusion ?
En quelques bonds allongés, en cette sorte de lent envol caractéristique des Lunarites, Sélénè précéda Denison, qui la suivit de son mieux.
— Regardez !… Là !… Là !… s’exclama Sélénè, en pointant le doigt.
— Seigneur ! s’écria Denison. D’où vient-elle ?
De l’eau coulait goutte à goutte et tombait dans un petit bassin de céramique enchâssé dans la paroi rocheuse.
— Elle suinte de la roche même. Nous avons de l’eau sur la Lune. Nous la tirons principalement du gypse et elle assure en grande partie nos besoins, car nous la ménageons.
— J’en sais quelque chose. Je n’ai encore jamais réussi à prendre une véritable douche. Je ne comprends pas comment vous parvenez tous à être propres.
— Je vous l’ai déjà expliqué. Vous commencez par vous mouiller tout le corps. Vous fermez le robinet et vous vous enduisez de savon. Vous le faites bien pénétrer puis… Voyons, Ben, je ne vais pas recommencer à vous expliquer tout ça. De plus, on a peu d’occasions de se salir, sur la Lune… Mais ce n’est pas à cela, que je voulais en venir. Il existe en deux ou trois endroits des dépôts d’eau, généralement sous forme de glace, presque en surface, à l’ombre des montagnes. Quand nous les repérons, ils se tarissent. Cette source, en revanche, coule depuis que ce corridor a été percé, cela fait maintenant huit ans.
— Mais où est la superstition dans tout ça ?
— Il est bien évident que pour vivre sur la Lune nous dépendons en grande partie de l’eau. Nous la buvons, nous préparons grâce à elle nos aliments, nous nous lavons, nous tirons d’elle notre oxygène, en somme tout dépend d’elle. Une source d’eau inattendue nous inspire une sorte de respect. Quand celle-ci fut découverte, les plans prévoyant la continuation de ce couloir furent abandonnés et ne seront repris que lorsqu’elle tarira. On a même laissé à l’état brut les parois de ce couloir.
— Oui, évidemment, cela relève de la superstition.
— Et même d’une sorte de vénération mêlée de crainte. On ne s’attendait pas qu’elle coule plus de quelques mois. Ces sources vont rarement au-delà. Lorsqu’une année se fut écoulée on commença à la considérer comme éternelle. C’est d’ailleurs ainsi qu’on l’a baptisée : « l’Éternelle », et elle est indiquée ainsi sur les plans. Tout naturellement les gens se sont mis à lui accorder une grande importance. Si elle tarissait, ils y verraient un mauvais présage.
Denison éclata de rire et Sélénè reprit avec chaleur :
— Bien entendu personne ne le pense vraiment, mais tout le monde y croit plus ou moins. Cette source n’est évidemment pas éternelle et elle s’épuisera bien un jour ou l’autre. En fait, son débit n’est plus que le tiers de ce qu’il était au début, signe qu’elle tarit peu à peu. Les gens s’imaginent probablement que s’ils se trouvaient là lorsqu’elle cessera de couler le mauvais sort retomberait sur eux. C’est du moins la seule explication rationnelle de leur répugnance à venir jusqu’ici.
— Si je comprends bien, vous n’y croyez pas.
— Que j’y croie ou non importe peu. Mais je suis persuadée qu’elle ne s’arrêtera pas brusquement de couler et que personne n’en portera la responsabilité. À mon avis, elle tarira peu à peu, et personne ne pourra dire le moment exact où elle s’arrêtera. Alors pourquoi se tourmenter ?
— Je suis absolument d’accord avec vous.
— Mais, reprit Sélénè, passant habilement d’un sujet à l’autre, je n’en ai pas moins des tourments dont je voudrais discuter avec vous pendant que nous sommes seuls.
Sur quoi elle étendit la couverture et s’y assit en tailleur.
— Voilà pourquoi vous m’avez amené jusqu’ici, fit Denison, se laissant tomber en face d’elle et s’appuyant sur la hanche et le coude.
— Vous voyez, dit Sélénè, que vous me regardez maintenant sans aucune gêne. Vous vous habituez à moi… Il y a certainement eu des époques, sur la Terre, où une quasi-nudité semblait chose toute naturelle.
— Oui, à certaines époques et en certains lieux, reconnut Denison. Mais pas depuis la Grande Crise. De mon temps…
— Agir en Lunarite quand on est sur la Lune est la meilleure attitude à prendre.
— Allez-vous enfin me dire pour quelle raison vous m’avez amené jusqu’ici ? Ou allez-vous me faire la grande scène de séduction ?
— La scène de séduction, je pourrais vous la faire plus agréablement chez moi, et ça c’est une autre affaire. J’aurais préféré monter avec vous en surface, mais les préparatifs indispensables auraient attiré l’attention sur nous. De plus, cet endroit est bien le seul, dans toute la ville, où nous pouvons être à peu près sûrs de n’être pas dérangés.
Comme elle hésitait à poursuivre, Denison dit :
— Continuez.
— Barron est furieux. Terriblement, même.
— Cela ne m’étonne pas. Je vous avais prévenue qu’il le serait en apprenant que j’avais découvert que vous aviez le don d’intuition. Pourquoi diable avez-vous jugé utile de le lui dire ?
— Parce qu’il est difficile de ne pas se confier, à la longue, à un homme qui est votre… amant – et qui ne le sera plus très longtemps, d’ailleurs.
— J’en suis navré.
— Oh ! de toute façon nos rapports tournaient à l’aigre. Notre liaison avait assez duré. Ce qui me tourmente infiniment plus, c’est qu’il se refuse absolument à accepter votre interprétation des expériences auxquelles vous vous êtes livré en surface à l’aide du « Pionnier ».