« Une fois ce quasar formé, même le taux d’énergie le plus minime leur suffirait. Que leur importerait alors que nous soyons anéantis ou non ? Nous pourrions même aller jusqu’à dire que cela représenterait pour eux un avantage. Mais avant d’en arriver là, nous pourrions pour toutes sortes de raisons mettre fin au fonctionnement de la Pompe, qu’ils seraient dans l’incapacité de remettre en marche. Si au contraire notre monde explose, ils ne dépendront que d’eux-mêmes et n’auront plus à compter avec personne… Voilà pourquoi ils ne savent pas de quoi ils parlent les gens qui disent : « Si la Pompe est aussi dangereuse que certains le prétendent, pourquoi ces para-men qui sont, paraît-il, si intelligents n’en interrompent-ils pas eux-mêmes le fonctionnement ? »
— Est-ce Neville qui vous a opposé cet argument ?
— Oui, c’est lui.
— Mais le Soleil du para-Univers continuerait de se refroidir, non ?
— Qu’importe ! s’exclama Sélénè, agacée. Grâce à la Pompe, les para-men ne dépendraient plus en rien de leur Soleil.
— Ce que je vais vous dire, Sélénè, fit Denison prenant son élan, vous l’ignorez certainement, mais le bruit courait sur Terre que Lamont avait reçu des para-men un message l’informant que la Pompe était dangereuse mais qu’ils n’étaient pas en mesure d’en arrêter le fonctionnement. Bien entendu, personne n’a pris ce message au sérieux, mais admettons un instant qu’il soit authentique et que Lamont l’ait effectivement reçu. Serait-il possible qu’un certain nombre de para-men soient assez humains pour se refuser à détruire un monde habité par des êtres doués d’intelligence, prêts à collaborer avec eux, et qu’ils se heurtent à une opposition qui ne partage pas leurs idées généreuses ?
— C’est possible, fit Sélénè… Mais tout cela je le savais, ou du moins mon intuition me l’avait appris avant même que vous entriez en scène. En revanche, ce que vous m’avez enseigné un jour, c’est que rien, entre le un et l’infini, n’a de sens. Vous vous en souvenez ?
— Certainement.
— Ce qui différencie notre Univers du para-Univers est si visiblement la puissante interaction nucléaire que c’est le seul facteur que nous ayons jusqu’ici étudié. Mais il n’y a pas qu’une interaction, il y en a quatre : la nucléaire, l’électromagnétique, la faible et la gravitationnelle, dont les taux d’intensité sont les suivants : 130 ; 1 ; 10-10 ; 10-42. Mais s’il y en a quatre, pourquoi n’en existerait-il pas une infinité d’autres, trop faibles pour être détectées, ou pour exercer une quelconque influence sur notre Univers ?
— Si une interaction est trop faible pour être détectée, ou pour exercer une quelconque influence, alors, par définition, elle n’existe pas.
— Dans cet Univers, rétorqua Sélénè. Mais qui peut dire ce qui existe ou ce qui n’existe pas dans les para-Univers ? S’il existe un nombre infini d’interactions possibles dont chacune peut varier à l’infini en intensité, en prenant l’une d’elles comme norme, le nombre des différents Univers possibles est infini lui aussi.
— L’infini du continuum ; aleph-un plutôt qu’aleph-zéro.
— Ça veut dire quoi ? demanda Sélénè en fronçant le sourcil.
— Peu importe. Poursuivez.
— Au lieu de tenter de collaborer avec le para-Univers qui s’est imposé à nous, et qui peut-être ne répond pas à nos besoins, pourquoi ne tenterions-nous pas de découvrir quel Univers, parmi d’infinies possibilités, répondrait le mieux à nos besoins et serait le plus aisé à repérer ? Commençons par concevoir un Univers, car après tout, ce que nous concevons doit exister, et nous nous mettrons ensuite à sa recherche.
— Sélénè, fit Denison en souriant, j’ai eu exactement la même idée. Et comme il n’existe pas de lois permettant d’affirmer que je suis dans l’erreur, il y a peu de chances pour qu’un homme aussi brillant que moi se trompe, alors qu’une femme aussi brillante que vous est arrivée de son côté à la même conclusion… Vous voulez que je vous dise quelque chose ?
— Quoi donc ?
— Je crois que je commence à apprécier votre sacrée alimentation lunaire. Ou du moins à m’y habituer. Et maintenant, rentrons, prenons quelque nourriture, et nous nous mettrons immédiatement à tracer des plans… Et puis il y a autre chose.
— Ah oui ? Quoi donc ?
— Puisque nous sommes destinés à travailler ensemble, que penseriez-vous d’un baiser… d’un expérimentateur à une intuitionniste ?
— Il nous est sûrement arrivé souvent à tous deux de donner et de recevoir des baisers, fit Sélénè après un instant de réflexion. Pourquoi ne pas échanger des baisers tout simplement comme un homme et une femme ?
— Je ne demande que ça. Mais comment faire pour ne pas me montrer trop maladroit ? Y a-t-il des règles à suivre pour s’embrasser sur la Lune ?
— Suivez votre instinct, fit simplement Sélénè.
Denison mit prudemment ses mains dans son dos et se pencha sur Sélénè. Puis au bout d’un instant il la prit dans ses bras.
Chapitre 13
— Et finalement, je lui ai rendu son baiser, dit Sélénè d’un air pensif.
— Vraiment ? fit Barron Neville sèchement. On ne t’en demandait pas tant.
— C’est possible, mais à dire vrai j’ai trouvé cela plutôt agréable. – Et souriant : Il était touchant. Il avait si peur de se montrer maladroit qu’il a commencé par mettre ses mains dans son dos, pour ne pas m’écraser contre lui, je suppose.
— Je t’en prie, épargne-moi ces détails.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? fit Sélénè prenant brusquement feu. Étant donné que nos rapports sont purement platoniques…
— Si tu désires qu’il en soit autrement, je puis m’en occuper sur-le-champ.
— Tu n’as pas besoin de t’exécuter sur ordre.
— Mais toi, si. Quand nous donneras-tu enfin les renseignements qui nous sont nécessaires ?
— Aussi vite que je le pourrai, fit Sélénè d’une voix blanche.
— À son insu ?
— Il ne s’intéresse qu’à l’énergie.
— Et il rêve de sauver le monde, fit Neville, ironique. Et de passer pour un héros. Et d’en remontrer à tout le monde. Et de t’embrasser.
— Il ressent tout cela, en effet. Mais toi, que ressens-tu ?
— De l’impatience ! s’exclama Neville. Une folle impatience !
Chapitre 14
— Je suis content, déclara Denison, que la nuit soit enfin venue. – Et considérant son bras protégé par d’épaisses couches de tissus : Je ne m’habitue pas au soleil lunaire, et qui plus est, je refuse de m’y habituer. Comparée à lui, ma lourde et incommode combinaison me paraît chose toute naturelle.
— Qu’est-ce que tu lui reproches, à notre Soleil ? demanda Sélénè.
— Ne me dis pas que tu l’aimes, Sélénè ?
— Certainement pas ! Je le déteste ! Mais je ne le vois jamais. Tandis que toi, tu es… enfin… je veux dire que tu es habitué au Soleil.
— Pas comme il apparaît sur la Lune. Il se détache ici sur un ciel complètement noir. Il fait étinceler les étoiles au lieu d’en tamiser l’éclat. Il est brûlant, dur, dangereux. Je le considère comme un ennemi, et quand il brille au firmament je ne peux m’empêcher de penser que jamais nous ne réussirons à réduire le champ d’intensité.