— Me feriez-vous le plaisir de dîner avec moi ce soir, docteur Denison ? demanda Gottstein.
— Moi seulement ? fit Denison, surpris.
Gottstein tenta de s’incliner dans la direction de Sélénè, mais ne put, dans sa combinaison spatiale, faire qu’une grotesque imitation.
— Dans toute autre occasion je serais ravi de jouir de la compagnie de Mlle Lindstrom, mais ce soir, docteur Denison, je tiens à m’entretenir avec vous tête à tête.
— Ne te tourmente pas pour moi, fit vivement Sélénè, voyant que Denison hésitait encore : J’ai demain un horaire surchargé, et toi tu auras besoin de tout ton temps pour t’efforcer de résoudre la question de l’instabilité du point d’épanchement.
— Dans ce cas, fit Denison mal à l’aise, promets-moi de me faire savoir quel sera ton prochain jour de congé.
— Ne l’ai-je pas toujours fait ? D’ailleurs, nous resterons de toute façon en contact… Partez, tous les deux, ne m’attendez pas. Je me charge de notre équipement.
Chapitre 15
Barron Neville se balançait d’un pied sur l’autre, comme le voulaient l’exiguïté de la pièce et la faible pesanteur ambiante. Dans une pièce plus vaste, et sous une plus forte pesanteur, il se serait contenté de marcher de long en large. Là, il se balançait d’un côté à l’autre et exécutait une suite de glissades.
— Alors, tu es sûre que ça marche, Sélénè ? Tu en es vraiment sûre ? demanda-t-il.
— Sûre et certaine, affirma Sélénè. C’est la cinquième fois que je te le répète.
Neville qui n’écoutait que d’une oreille dit d’une voix sourde :
— Alors peu importait la présence de Gottstein. Il n’a pas cherché à mettre fin à l’expérience ?
— Absolument pas.
— Il n’a pas manifesté le désir d’exercer son autorité ?
— Voyons, Barron, quelle autorité voudrais-tu qu’il exerce ? Crois-tu que la Terre va nous envoyer des forces de police ? De plus… tu sais parfaitement qu’ils sont bien incapables de mettre des entraves à nos travaux.
— Ils ne savent toujours rien ? fit Neville, cessant d’arpenter la pièce. Tu en es sûre ?
— Bien sûr qu’ils ne savent rien. Quand Gottstein est arrivé, Ben scrutait les étoiles. J’en ai profité pour chercher seule le champ d’épanchement. Je l’ai trouvé, tout comme j’avais déjà trouvé l’autre. L’appareil de Ben…
— Ce n’est pas son appareil. C’est toi qui en as eu l’idée.
— Je lui ai fait de vagues suggestions, fit Sélénè en secouant la tête, mais c’est lui qui l’a mis au point.
— Tu serais capable, maintenant, d’en faire exécuter un tout semblable. Et nous n’aurions pas besoin, nous autres Lunarites, de faire appel à un Terrien pour le reproduire.
— Je crois en effet être en mesure d’en faire une copie assez fidèle pour que nos ingénieurs puissent s’en servir.
— Parfait ! Nous allons nous y mettre tout de suite.
— Non, pas maintenant. Que diable, Barron, pas maintenant !
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons également besoin de l’énergie.
— Mais nous l’avons.
— Pas en quantité suffisante. Le point d’épanchement est encore instable, terriblement instable.
— Tu peux y remédier. Tu me l’as dit toi-même.
— J’ai dit que je pensais pouvoir y remédier.
— Te connaissant comme je te connais, cela me suffit.
— N’empêche que je préférerais que Ben mette au point les détails et arrive à une parfaite stabilisation.
Un lourd silence pesa. Le maigre visage de Neville exprimait un sentiment qui ressemblait fort à de l’hostilité, lorsqu’il demanda :
— Ce qui veut dire que tu ne m’en crois pas capable ? C’est bien ça ?
— Es-tu prêt à monter en surface avec moi et à mettre cet appareil au point ?
— Je n’apprécie pas tes sarcasmes, fit Neville après un nouveau silence. Et je ne suis pas disposé à attendre encore longtemps.
— Je ne peux pas commander aux lois de la nature. Mais je ne pense pas que nous aurons encore longtemps à attendre… Et maintenant, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais aller me coucher. J’ai demain un groupe de touristes à balader.
L’espace d’un instant, Neville parut sur le point d’inviter du geste la jeune femme à s’étendre sur son propre lit, mais son geste resta en suspens et Sélénè ne parut ni le remarquer, ni le désirer. Elle se contenta de lui adresser un petit signe de tête et s’en alla.
Chapitre 16
— À parler franc, dit Gottstein souriant au-dessus de ce qui passait pour un entremets – une sorte de décoction gluante et douceâtre –, j’espérais que nous nous verrions plus souvent.
— C’est aimable à vous de prendre un tel intérêt à mes travaux, fit Denison. Si j’arrive à remédier à l’instabilité dû point d’épanchement, je pense que les résultats que j’obtiendrai – avec bien entendu l’aide de Mlle Lindstrom – seront d’une importance indiscutable.
— Comme tout vrai savant, vous vous montrez prudent… Je ne vous ferai pas l’injure de vous offrir ce qui, sur la Lune, passe pour l’équivalent d’une liqueur. C’est un des succédanés de la cuisine terrestre que je me refuse à accepter. Pourriez-vous m’expliquer, en langage profane, pourquoi les résultats obtenus seraient d’une telle importance ?
— Je vais essayer, fit Denison sans trop s’engager. Commençons d’abord par le para-Univers. Il possède une forte interaction nucléaire, plus intense que la nôtre, d’où il résulte que, dans le para-Univers, des masses relativement petites de protons peuvent entraîner une fusion capable de donner naissance à une étoile. En revanche, des masses équivalentes à nos étoiles exploseraient violemment dans le para-Univers, où elles sont infiniment plus nombreuses, mais beaucoup plus petites que les nôtres.
« Supposons maintenant que nous ayons dans notre Univers une forte interaction nucléaire beaucoup moins intense que celle qui prévaut actuellement. Dans ce cas, d’énormes masses de protons auraient si peu tendance à entrer en fusion qu’il faudrait d’énormes masses d’hydrogène pour donner naissance à une étoile. Un tel anti-para-Univers – en d’autres termes le contraire du para-Univers – serait formé d’un nombre infiniment moindre d’étoiles beaucoup plus grandes que les nôtres. En fait, si la forte interaction nucléaire était suffisamment abaissée, il pourrait exister un Univers consistant en une unique étoile qui représenterait la masse même de cet Univers. Ce serait une étoile d’une très forte densité, qui serait relativement non réactive et qui ne projetterait pas plus de radiations que, disons, notre Soleil.
— Est-ce que je me trompe, fit Gottstein, ou n’était-ce pas la situation qui prévalait dans notre Univers avant le Grand Bang… c’est-à-dire un corps unique renfermant toute la masse d’un Univers ?
— En effet, dit Denison, l’anti-para-Univers que je vous décris consiste en ce que certains appellent un « cosmic-egg » ou « cosmeg ». Un Univers « cosmeg » est exactement ce qu’il nous faut pour obtenir un épanchement à sens unique. Le para-Univers dont nous nous servons actuellement, avec ses étoiles minuscules, est virtuellement un espace vide. On peut longuement tâtonner sans rien trouver.
— Cependant, les para-men sont entrés en communication avec nous. Ils nous ont donc découverts.