— Vous voulez dire que vous les avez déjà déchiffrés ? fit Lamont en le regardant d’un air soupçonneux.
— Vous vous méprenez, dit Bronowski en secouant la tête. Ni moi ni personne ne pourra jamais les déchiffrer, pour l’excellente raison que nous n’avons aucune base sur quoi nous appuyer. En ce qui concerne les langues de notre planète, si mortes soient-elles, il existe toujours la chance que nous découvrions une langue vivante, ou une langue morte déjà décryptée, offrant certains rapports, si faibles soient-ils. Et même si cela nous fait défaut, la langue en question n’en a pas moins été écrite par des êtres humains ayant une forme de pensée humaine. C’est pour nous un point de départ, si minime soit-il. Nous ne trouvons rien de tout cela dans les para-symboles. Ils constituent donc un problème qui ne comporte pas de solution. Or un problème insoluble n’en est pas un.
Lamont qui s’était retenu à quatre pour ne pas interrompre son aîné explosa :
— Vous faites erreur, docteur Bronowski. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous enseigner votre propre profession, mais vous ignorez certains faits que mon métier m’a permis de découvrir. Nous collaborons avec des para-men dont nous ignorons à peu près tout. Nous ne connaissons ni leur apparence, ni leur forme de pensée, ni le monde où ils vivent ; en somme rien d’essentiel et de fondamental. Jusque-là, vous avez raison.
— C’est bien ce que je vous dis. Vous ne savez à peu près rien d’eux, fit Bronowski qui ne semblait nullement impressionné.
Il sortit de sa poche un paquet de figues sèches, l’ouvrit, se mit à en manger, et en offrit à Lamont qui refusa d’un signe de tête en disant :
— C’est exact. Mais nous savons une chose d’une importance cruciale. Ils sont plus intelligents que nous. Premièrement, ils ont réussi à effectuer un échange à travers l’inter-Univers alors que nous ne jouons qu’un rôle passif. – Il s’interrompit puis demanda : « Que savez-vous de la Pompe à Électrons inter-Univers ? »
— Peu de chose, en réalité, dit Bronowski, mais suffisamment pour vous suivre, docteur, si vous ne vous lancez pas dans des explications par trop techniques.
— Deuxièmement, reprit vivement Lamont, ils nous ont envoyé des instructions sur la manière de mettre la Pompe en marche de notre côté. Nous ne sommes pas parvenus à déchiffrer ces instructions. Par contre, leurs diagrammes nous ont mis sur la voie. Troisièmement, jusqu’à un certain point ils nous devinent. Ainsi ils ont compris que nos réserves de tungstène étaient à leur disposition. Ils savent où se trouvent ces réserves et agissent en conséquence. Nous serions dans l’incapacité de faire quoi que ce soit de comparable. Je pourrais vous donner d’autres exemples, mais ceux-là suffisent à démontrer que les para-men sont infiniment plus intelligents que nous ne le sommes.
— Je suppose, fit Bronowski, que vous êtes bien le seul ici à être de cet avis, et que vos collègues ne partagent pas vos vues.
— En effet… mais comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
— Tout simplement parce qu’à mon avis vous êtes dans l’erreur.
— Mes données sont exactes, et puisqu’elles le sont, comment pourrais-je être dans l’erreur ?
— Vous ne prouvez qu’une chose, c’est que les para-men sont, du point de vue technologique, plus avancés que nous. Et la technologie n’a rien à voir avec l’intelligence.
Bronowski se leva pour retirer sa veste, s’installa confortablement dans son fauteuil, renversé en arrière pour donner de l’aisance à ses rotondités, comme si d’être mieux installé l’aidait à réfléchir, puis reprit :
« Il y a environ deux siècles et demi, l’amiral américain Matthew Perry pénétra à la tête de sa flotte dans le port de Tokyo. Les Japonais, jusqu’alors isolés, durent affronter une technologie infiniment supérieure à la leur et estimèrent plus sage de leur part de ne pas lui opposer de résistance. Ainsi une nation guerrière dont la population se comptait par millions s’inclina devant quelques navires venus de l’autre côté des mers. Cela prouvait-il que les Américains étaient plus intelligents que les Japonais ou tout simplement que la culture occidentale s’était engagée dans une voie différente ? La seconde réponse est la bonne car en cinquante ans les Japonais avaient assimilé la technologie occidentale et un demi-siècle plus tard ce pays était devenu une puissance industrielle bien qu’il eût subi une sanglante défaite au cours d’une des guerres de l’époque. »
Lamont, qui avait écouté avec beaucoup d’attention, dit enfin :
— J’ai pensé à tout cela, docteur Bronowski, mais j’ignorais l’épisode japonais, je vous l’avoue… Je déplore de n’avoir pas le temps de lire des ouvrages d’histoire. Cependant, la comparaison que vous établissez est fausse. Il y a là plus qu’une simple supériorité technique ; il s’agit d’une différence de degré d’intelligence.
— Sauf en vous basant sur des suppositions, comment pouvez-vous l’affirmer ?
— Tout simplement parce qu’ils nous ont envoyé des directives. Ils tenaient passionnément à ce que de notre côté nous construisions également la Pompe, car ils avaient un urgent besoin de notre collaboration. Ils ne pouvaient matériellement pas franchir l’espace qui nous sépare. Les minces feuilles de fer elles-mêmes sur lesquelles étaient gravés leurs messages (le fer étant le corps le plus stable de nos deux Univers) étaient devenues peu à peu trop radioactives pour ne pas se désagréger, mais bien entendu nous avions eu le temps de reproduire ces messages sur des matériaux à nous.
Lamont se tut pour reprendre haleine, se sentant à la fois surexcité et bouillant, ce qui ne pouvait que nuire à sa cause.
— Bon, fit Bronowski qui l’observait avec intérêt. Ils nous ont donc transmis des messages. Qu’en déduisez-vous ?
— Qu’ils s’attendaient que nous les comprenions. Seraient-ils assez fous pour nous envoyer des messages hermétiques, dont certains assez longs, s’ils pensaient que nous ne les comprendrions pas ?… Or, s’ils n’y avaient pas joint les diagrammes, nous ne serions arrivés à rien. Donc, s’ils s’attendaient à être compris de nous, c’est parce qu’ils estimaient que des gens tels que nous, possédant une technologie aussi avancée que la leur (ils ont dû s’en assurer d’une manière ou d’une autre, un point de plus en faveur de ma théorie), devaient être aussi intelligents qu’eux et n’éprouveraient que peu de difficulté à interpréter leurs symboles.
— Ce peut être aussi un effet de leur naïveté, fit Bronowski nullement impressionné.
— Voulez-vous insinuer qu’à leur avis il n’existe qu’une langue écrite et parlée et que d’autres êtres, doués d’intelligence et vivant dans un autre Univers, parlent et écrivent cette même langue ? Laissez-moi rire !
— Admettons que j’adopte votre point de vue, fit Bronowski. Dans ce cas qu’attendez-vous de moi ? J’ai examiné de près ces fameux para-symboles comme ont dû le faire, je suppose, tous les archéologues et philologues de notre planète. Et je suis incapable de les déchiffrer, tout comme mes collègues, d’ailleurs. En vingt ans pas le moindre progrès n’a été effectué.
— Cela provient, dit Lamont avec passion, du fait qu’au cours de ces vingt ans personne n’a voulu que des progrès soient faits. Les responsables de la Pompe ne tiennent pas à ce que le problème que posent ces symboles soit résolu.
— Et pour quelle raison ne le veulent-ils pas ?
— Parce qu’ils redoutent, en entrant en communication avec eux, de découvrir que les para-men sont nettement plus intelligents que nous. Parce que cela démontrerait que les humains ne sont, en ce qui concerne la Pompe, que des marionnettes dont ils tirent les fils, ce qui les atteindrait dans leur orgueil. Et enfin – et Lamont s’efforça de ne pas laisser percer la haine dans sa voix – parce qu’Hallam perdrait aux yeux du public son titre de père de la Pompe à Électrons.