Le regard de Neville alla de Sélénè à Denison, revint à Sélénè, puis il dit, les désignant du doigt :
— Vous deux…
— J’ignore ce que tu entends par « vous deux », dit Sélénè, mais sache que Ben a découvert tout ce qui touche au « moment » depuis un certain temps déjà.
— Sélénè n’y est pour rien, déclara Denison. Le commissaire a aperçu une traînée lumineuse, alors que nous ignorions qu’il nous observait. J’ai eu l’impression que Sélénè s’était livrée à une expérience que je n’avais pas prévue et qu’il s’agissait peut-être d’un transfert de « moment ». Après cela…
— Donc, vous saviez, fit Neville. Cela n’a d’ailleurs aucune importance.
— C’est bien ce qui te trompe, Barron, fit Sélénè. J’en ai parlé avec Ben et je me suis aperçue que je ne devrais pas prendre pour argent comptant tout ce que tu me dis. Il est possible en effet que je ne puisse jamais me rendre sur la planète Terre. Il est possible également que je n’en éprouve pas le désir. Mais j’ai découvert que j’aime à la voir se profiler dans le ciel quand l’envie m’en prend. L’idée d’un ciel vide m’effraie. Je me suis alors entretenue avec les autres membres du Groupe. Ils n’aspirent pas tous, et de loin, à abandonner la Lune. Bien au contraire, la plupart d’entre eux préféreraient de beaucoup construire des vaisseaux spatiaux, laisser partir ceux qui le désirent et autoriser ceux qui le souhaitent à rester sur la Lune.
La respiration de Neville se fit haletante, et ce fut d’une voix rauque qu’il lança :
— Tu leur en as parlé ! Qui t’a donné le droit de ?…
— Je l’ai pris, Barron. Et d’ailleurs, peu importe maintenant. Tu es battu d’avance.
— À cause de ce… fit Neville d’un ton menaçant en faisant un pas dans la direction de Denison.
— Du calme, docteur Neville, fit le commissaire. Vous avez beau être un citoyen de la Lune, n’imaginez pas que vous puissiez disposer de nous deux.
— De nous trois, fit Sélénè. Je suis moi aussi une citoyenne de la Lune. Barron, c’est moi qui ai procédé à l’expérience, et non eux.
— Écoutez, Neville, fit Denison. Pour ce qui est de la Terre, la Lune peut partir où elle veut. La Terre construira des stations spatiales. Mais ceux qui se sentent concernés, ce sont les habitants de la ville de Luna. Sélénè aussi se sent concernée, et moi-même, et tous les autres. Rien ne vous empêche de choisir l’espace, la fuite, la liberté. Dans une vingtaine d’années au plus tous ceux qui voudront partir le pourront, y compris vous, si vous parvenez à prendre sur vous de vous arracher au giron maternel, c’est-à-dire aux entrailles de la Lune. Quant à ceux qui préféreront rester, ils resteront.
Lentement Neville se laissa retomber sur son siège. Il avait le visage défait d’un vaincu.
Chapitre 19
Dans l’appartement de Sélénè toutes les fenêtres donnaient maintenant sur la Terre.
— Le vote lui a été défavorable, Ben, et lourdement.
— Il ne renoncera pas pour autant. S’il y a heurts avec la Terre au cours de la construction des stations spatiales, il peut y avoir, sur la Lune, revirement d’opinion.
— Il n’y a pas besoin de heurts pour cela.
— Non, en effet. Quoi qu’il en soit, il n’y a jamais, en histoire, de fin heureuse, mais seulement des crises qui se dénouent. Nous avons surmonté celle-ci, je crois, et nous nous préoccuperons des suivantes quand nous les verrons poindre à l’horizon. Une fois les vaisseaux spatiaux construits, la tension diminuera considérablement.
— Nous serons encore en vie pour le voir, j’en suis sûre.
— Toi, tout au moins, Sélénè.
— Toi aussi, Ben. Pourquoi te vieillir à plaisir ? Après tout, tu n’as que quarante-huit ans.
— T’embarquerais-tu à bord d’un de ces vaisseaux spatiaux, Sélénè ?
— Non. À ce moment-là je serai trop âgée, et je suis sûre que je tiendrai toujours à voir la Terre briller dans le ciel. Mon fils partira peut-être… Ben ?
— Oui, Sélénè ?
— J’ai demandé l’autorisation de mettre au monde un second fils. Cette autorisation m’a été accordée. Serais-tu disposé à contribuer à cette naissance ?
Denison leva les yeux et plongea son regard dans ceux de Sélénè qui ne les détourna pas.
— Insémination artificielle ? demanda-t-il.
— Évidemment… La combinaison de nos gènes pourrait donner quelque chose d’intéressant.
— Je me considérerai comme très flatté, Sélénè, fit Denison en baissant les yeux.
— C’est une simple question de bon sens, Ben, fit Sélénè sur la défensive. Il est très important de réaliser une bonne combinaison de gènes. Je ne vois pas ce que tu trouves à reprocher à l’application de la génétique naturelle.
— Je ne lui reproche absolument rien.
— Ne crois pas que j’obéisse uniquement à cette raison-là, Ben… Je t’aime bien, tu sais. – Et comme Denison hochait la tête sans mot dire, Sélénè reprit d’un ton irrité : L’amour, c’est beaucoup plus que de simples rapports sexuels.
— Je suis pleinement d’accord avec toi, fit Denison. Et je t’aime sans même t’avoir jamais possédée.
— Et je t’en prie, reprit Sélénè, ne ramène pas l’amour physique à de simples acrobaties.
— Là encore je suis pleinement d’accord avec toi.
— Et puis… tu pourrais peut-être essayer d’apprendre, dit Sélénè.
— Avec toi pour professeur, avec joie, dit Denison avec tendresse.
Il fit gauchement un pas vers elle. Elle ne recula pas.
Il s’arrêta, hésitant.