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Dans un coinceteau, un prof esseulé corrige les copies en louchant sur les jambes d’une dame mûre… Un touriste anglais compulse une carte de la région et deux garçons pareils à des pingouins déplumés, tablier blanc, onze cheveux collés en travers du crâne comme des pare-soleil sur la vitre bombée d’une voiture panoramique, transportent des consommations de table en table, pareils à des infirmiers s’affairant dans la chambre d’un grand malade. Une tendre odeur d’encaustique, de sciure de bois et de bière flotte dans le vaste établissement.

Un pianiste s’escrime. Un grand type usé, myope et nostalgique qui doit donner des cours particuliers aux fils de commerçants de la région. Il joue Que ne t’ai-je connu au temps de ma jeunesse avec presque de la dévotion.

Je m’installe près de la caisse. Un loufiat me demande à quelle boisson j’aspire et je lui réponds qu’un demi sans faux col fera mon affaire.

Lorsqu’il a tourné les talons, je file le méchant coup de périscope à la caissière.

Elle n’est plus de la première fraîcheur, Charlotte. La chevelure flamboyante grâce au minium des merlans, certes ; une matité de teint qui ne manque pas d’intérêt… Des lampions vert sombre, frangés de longs cils au bout desquels perlent des gringrignotes de Rimmel… Quelques chaises en gold sur le devant de sa salle à manger… Une paire de flotteurs qui sollicitent de votre haute bienveillance un petit coup de gonfleur… Dans l’ensemble, une confortable mousmé pour soirées de désœuvrement en voyage !

Je la tiens sous mon regard fascinant, mais mon fluide manque d’intensité because ma Wonder doit être en rade… Charlotte met un bout de moment à découvrir l’attention véhémente dont elle est l’objet de ma part… Je me file alors dans les vasistas tout ce que je suis capable de distiller comme « tu me plais si tu me veux tu m’as ! »

Ces regards-là ne peuvent laisser une dame indifférente, fût-elle une banquise ! Or ça ne paraît pas être le cas de mon objectif. Au contraire, elle a le type de la passionnée, de celle qui porte la paille des chaises à l’incandescence et qui, au dodo, vous donne l’impression de suivre des cours de langues étrangères à l’école Berlitz.

Elle est très sensible à ce regard suave et y répond par des œillades en coulisse qui flanqueraient des vapeurs à un train électrique.

Je décide de passer un coup de grelot à la pauvre Nicole — une souris dans le genre de Pénélope, décidément, qui fait de la tapisserie en attendant le mec. Je vais lui dire d’aller se payer une toile, à cette mignonne. Qu’elle visionne par exemple l’une des superproductions de son patron, Heiffimowitchi, le plus grand producteur français (un mètre quatre-vingt-douze sous la toise !). Justement, on donne un de ses chefs-d’œuvre près d’ici : Ma sœur aime le cresson, avec Lola Monpèze dans le rôle de la sœur et Jean-Claude Pâques dans celui du cresson ! Le film qui a obtenu le grand premier prix du Scénario sans point-virgule au festival d’Arnay-le-Duc ! La plus haute récompense décernée par le Comité des prix de ceux qui n’ont pas eu le prix et qui mettent le prix pour l’avoir… Je ne sais pas si vous voyez où je veux en venir.

Je vais à la caissière.

— Pardon, chère madame, me serait-il possible d’établir une communication téléphonique urbaine avec un abonné grenoblois ?

Elle me sourit.

— Mais certainement, monsieur… Par exemple, vous devrez parler d’ici car la cabine est en dérangement.

— C’est moi qui suis confus de vous en occasionner un.

Le jeu de mots, malgré son à-peu-près, la rend moite comme une soupe à l’oignon.

Je compose le bignou de mon hôtel et je demande le numéro de ma piaule. Le préposé me répond qu’il n’y a personne. Je dis que je suis l’un des locataires et il jubile en m’informant que « la personne qui m’accompagnait » vient de se faire conduire à la gare.

Je fronce les sourcils.

— Elle n’a rien dit ?

— Elle a laissé un message, monsieur.

— Pouvez-vous me le lire ?

Elle a dû le rédiger sur un papelard à l’air libre et le zigoto en pingouin s’est déjà farci le texte, je le devine à sa surexcitation.

Il cramponne le fameux message.

— Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, lit-il. Je retourne à Paris. Signé : Nicole.

S’il croit que je vais me suspendre au lustre par mon fond de culotte, il en est pour sa fausse joie.

— Ouf ! dis-je. Je n’en n’espérais pas tant !

Là-dessus, je lui raccroche à bout portant dans l’étagère à mégots.

Libre ! C’est à l’intensité, à la qualité de ma satisfaction que je mesure à quel point je suis peu fait pour le mariage.

Me voici maître de la situation, débarrassé de ce poids mort qu’est une femme.

Comme tous les hommes qui viennent de rompre une chaîne, je me dégrouille de m’en forger une nouvelle. La caissière me couve d’une prunelle veloutée et je sens qu’elle est à portée de mon coup de foudre. San-Antonio, mon grand, si tu sais manœuvrer, tu vas peut-être pouvoir te rancarder à bon compte, et sans t’embêter…

Je remercie la dame en douillant le montant de ma communication.

— Vous êtes de passage ? s’informe-t-elle avec courtoisie.

— Oui… Je suis dans le cinéma et je viens pour les productions Heiffimowitchi repérer des extérieurs !

Ça lui déracine le fignedé. Le cinématographe ! Le cinéma, le ciné, le cinoche ! Mot magique en plusieurs termes. Il ouvre toutes les portes surtout tous les cœurs.

— Vous préparez un film dans notre ville ?

— C’est comme j’ai le plaisir de vous l’annoncer !

Elle décarre en rase-mottes avec un chargement de questions qui ne tiendrait pas dans un wagon de marchandises. Comment va s’appeler le film, qui en sera la vedette, le metteur en scène, etc.

Je laisse passer la salve. Puis j’y réponds :

— Ça va être le gros boum de la saison… L’histoire d’un ouvre-boîtes pendant la guerre ! On va tourner ça en Décalcomanie sur écran rotatif à protubérance accélérée… Une révolution dans le septième art ! Les spectateurs auront l’impression de ne pas être au cinéma… On leur remettra une tenue complète de scaphandrier à l’entrée ainsi qu’une pommade contre les brûlures radioactives. L’Agaga Khan a accepté d’interpréter le rôle principal ; il sera déguisé en V1 pendant la seconde moitié du film et c’est Line Renaud qui aura la vedette dans la troisième moitié. Jean Marais fera l’Esquimau Gervais à l’entracte. Le chef-d’œuvre sortira en grande première à l’opéra de Vesoul, sous la présidence effective du garde-champêtre de Romanèche-Thorins ! On refusera du monde. Le prix des places sera fixé à la caisse et ultérieurement. On pourra louer l’originalité du sujet par téléphone. Eau chaude et froide… Bref, du nouveau, de la hardiesse !

Je me tais pour saliver. La caissière est pliée en deux sur son tiroir. Elle se bidonne (comme dirait Fellini).

C’est bon signe. Lorsque vous faites poiler une dame, vous êtes près d’obtenir d’elle l’opération inverse.

J’attends que son hilarité se soit calmée et je me livre illico aux manœuvres de printemps.

— Dites-moi, jolie petite madame… Que faites-vous le soir lorsque votre tiroir-caisse est plein ?

— Je rentre chez moi.

— Ôtez-moi d’un doute abominable : personne ne vous y attend ?

Elle cesse de rigoler. Un peu de mélancolie passe dans ses roberts.

— Hélas ! non.

— Vous n’allez pas me dire que les Grenoblois ne forment pas la haie sur votre passage ?