Mais ça ne rend pas. Elle tient à son beau baratineur (c’est de moi-même que je parle), la souris. La voilà qui redescend de l’autobus et qui se dirige vers la gare. La Prairie de l’amoureux s’éloigne. Il doit avoir la viande triste, le pauvre zig. Ça me fait presque de la peine, l’idée que je lui chipe quelques minutes de félicité…
Je quitte mon porche et, rasant les murs avec mon Philips à deux têtes, je cours jusqu’à l’esplanade de la gare. J’y parviens un peu avant Charlotte et je joue les amoureux dans l’angoisse.
— Enfin vous ! soupiré-je. J’ai eu une peur affreuse, j’ai cru que vous alliez me laisser quimper…
Mais elle paraît soucieuse… Soucieuse et autre chose aussi : méfiante. Elle n’a plus pour moi les mêmes yeux bourrés d’admiration. Elle me regarde comme on regarde un stoppeur avant de le charger. En se demandant quelles sont au juste ses intentions secrètes. Je suis sensible à ce changement de climat. Que s’est-il produit ? Le zig qui vient de la baratiner dans sa Prairie a-t-il une influence sentimentale sur elle ? S’agit-il d’un homme dont elle est amoureuse ?
Je m’efforce à l’enjouement.
— Où allons-nous, chère Grenobloise aux yeux verts ?
— Je… je m’excuse, dit-elle, mais il va falloir que je rentre chez moi…
Je l’ai plutôt mauvaise.
— Vous plaisantez, mon ange ! Nous avons convenu de faire une petite tournée des grands ducs…
Elle secoue la tête.
— J’ai pris un malaise et il faut que je rentre… Je souffre d’une maladie des reins ; ça me prend par crises… Excusez-moi, ce sera pour une autre fois !
Je connais les gonzesses. Celle-ci est têtue comme une pleine écurie de mules. Son visage a une crispation qui en dit long sur son potentiel de volonté.
Je n’insiste pas.
— Bon, vous me ravagez le cœur, mon petit… Mais puisqu’il en est ainsi et qu’on ne peut rien contre la souffrance, je vais vous raccompagner chez vous…
Elle a un geste pour réfuter.
— Mais…
— Quoi ?
— Non, rien… Je vous remercie…
Elle prend place à mes côtés dans ma charrette.
— Où habitez-vous ?
— Rue du Général-Mégat-Laumane…
— Ça se trouve dans quelle zone ?
— Sur la route de Pont-de-Claix…
Nous voilà partis. Je roule doucement dans la nuit qui sent bon la terre mouillée et l’Alpe homicide.
Je bigle à la sauvette ma cliente. Elle paraît extrêmement crispée. Mon vieux renifleur me dit que l’homme à la Prairie qui l’a interpellée n’est pas un amoureux. C’est… autre chose ! Charlotte se comporte exactement comme si elle venait d’apprendre qui je suis et ce que j’attends d’elle !
Nous parvenons dans une rue bordée de jardinets modestes et de petites villas sans prétention.
— C’est ici…
Je stoppe.
— Vous ne m’invitez pas à prendre un verre ? risqué-je.
Elle reste impavide.
— Ce ne serait pas convenable, les voisins, vous comprenez…
À quelques mètres de là, je vois la grosse Prairie en station. Je ne sourcille pas, à quoi bon ?
La môme me tend la main, je lui malaxe un peu la dextre en lui gazouillant de la guimauve. Ça la fait à peine sourire. Elle louche elle aussi sur la grosse bagnole massive qui paraît somnoler dans l’ombre comme une grosse bête à l’affût.
Je quitte Charlotte et démarre après lui avoir resquillé un petit bécot (comme dirait Gilbert). Je double la Prairie en mettant pleins phares et je vois une silhouette s’accroupir sur le siège avant. Le chauffeur de la tire paraît aimer l’incognito. Bizarre, bizarre… Et c’est même d’autant plus bizarre que c’est étrange.
Ce citoyen m’intéresse. Il se peut certes que ce ne soit que l’amant de l’emmagasineuse de picaillons, pourtant un obscur pressentiment me fait croire que non. Ça doit être plus complexe. Pourquoi ce zouave pontifical éprouve-t-il le besoin de se soustraire à ma vue ? Parce qu’il me connaît ? Parce que je le connais ?
Je fonce dans la petite rue et tourne à droite. Je contourne le quartier et je reviens à l’angle de la route de Pont-de-Claix et de la rue du Général-Mégat-Laumane. Je laisse ma charrette fantôme sur la voie principale et je m’insinue dans la petite rue paisible.
Il y a de la lumière dans la maison de Charlotte. Elle n’a pas fermé les volets et, derrière un rideau, je vois deux ombres chinoises qui font du cinéma…
Je m’approche de la Prairie. Elle est vide maintenant. Je bigle la plaque d’immatriculation et je m’aperçois qu’elle est numérotée par la préfecture de la Savoie.
Les portes en sont fermées. Il n’y a plus de plaque de propriétaire au tableau de bord et c’est bien regrettable, mais grâce au numéro minéralogique, je n’aurai pas de mal à percer l’identité du mystérieux autant que tardif visiteur.
Soudain, je lève la tête. Il m’a semblé percevoir des éclats de voix en provenance de la maison. Mais j’ai dû rêver parce que le silence qui pèse sur le quartier est complet.
Je vais m’embusquer non loin de là, derrière un gros platane et j’attends. Si c’est un amoureux, il va peut-être passer la noye à régaler sa copine. Non, à peine me suis-je déguisé en homme invisible derrière mon arbre que la porte du pavillon s’ouvre et qu’un homme en sort… Je le reconnais parfaitement, il s’agit de Carotier le second époux de Mme veuve Viaud ! Drôle de coïncidence, hein ? Heureusement que la vie m’a appris à ne plus m’étonner de quoi que ce soit.
Le gros descend le perron et marche à grands pas sur les graviers de l’allée. Il ouvre la grille et, sans se donner la peine de la refermer, fonce à son tank.
Je le laisse quimper. Son démarreur déconne un peu, mais il finit par obtenir la communication avec son moteur et il disparaît au bout de la rue.
J’attends un instant pour si des fois le gnafron avait oublié son suspensoir chez la nana et revenait le chercher. Mais le silence me siffle dans les coquillages. Alors, je m’approche de la grille et je remonte la petite allée conduisant à la demeure. La porte n’en est pas fermaga non plus… Elle n’a pas peur des hannetons, Charlotte.
J’entre. Il y a un bref vestibule vieux et cradingue qui pue la maison mal entretenue. Un porte-pébroques minable, en tôle émaillée, sur lequel un artiste de talent a peint deux tiges d’iris ; un portemanteau en bambou, vous pigez le climat ?… Joignez à cela une vasque en verre veiné avec des pompons et vous saurez que vous n’entrez pas chez Picasso.
Un escalier foutriquet s’offre à mon esprit aventureux. Chaque marche est couverte de lino verdâtre. Je grimpe. Au premier : petit palier linoléumé également… Une porte ouverte sur une pièce éclairée. Je passe la tronche. Charlotte est là, sur la carpette, à tirer une langue de quinze centimètres au moins. Elle est violette, mais ça ne durera pas, car les macchabes ne tardent jamais à prendre la blancheur Persil.
Le Carotier, avec sa force de louchébem, lui a serré le corgnolon un peu trop fort au cours de la discussion, et la caissière en a avalé son bulletin de naissance !
Je suis un peu interdit. Voilà qui me paraît plus extravagant que tout le reste.
Cette fille connaissait Carotier… Carotier a été affolé par ma visite et il est venu prévenir Charlotte de la boucler.
Elle a dû menacer de parler et il l’a zigouillée… Très bien. Je sais au moins à quoi m’en tenir. Tous ces braves gens paraissent avoir une conscience aussi chargée qu’une plate-forme d’autobus à midi dix !