Je bigle la vioque.
— Arrivez par ici, ma bonne dame…
Je la pousse vers la cuisine. Au fond de celle-ci se trouve un réduit qu’en Savoie on nomme la « souillarde » et qui sert de garde-manger. Je fais entrer la dame Carotier dans ce piège à rats puis je referme la lourde et mets le verrou.
— Soyez sage ! recommandé-je, je n’en aurai pas pour longtemps.
Je reviens dans la salle à manger. Je traîne une chaise derrière la porte et m’y installe avec mon revolver sur les genoux.
Le bruit du moteur a cessé. Le pas lourdingue du gros crisse sur le gravier. Il tapote ses lattes sur le perron, comme le font les bouseux, et il entre. Le panneau de la porte me masque à sa vue. Il fait quelques pas, d’un geste machinal, il repousse la lourde sans se retourner.
Le silence l’inquiète. Il demande :
— Tu es là ?
Il tient dans son dos sa grosse main gauche hérissée de poils blonds pareils à des poils de cochon.
Je lui chatouille le creux de la paluche avec le canon de mon composteur. Le froid de l’acier le fait sursauter. Il se retourne, nous aperçoit, Tu-Tue et moi, et il demeure béant, flasque, abruti par la stupeur.
— Alors, mon gros, murmuré-je, quel effet ça fait-il de buter sa frangine ?
Il ne sait que me regarder avec des yeux tellement gros qu’on dirait un bœuf. Un bœuf qu’un premier coup de masse n’a fait qu’étourdir.
— Qu’est-ce que vous faites là ? grogne-t-il. Foutez le camp !
En lui, l’esprit cul-terreux reprend l’avantage. Il se dit qu’il est dans sa maison, qu’il fait nuit et que je n’ai pas le droit de m’y trouver s’il ne veut pas.
Ça me file en renaud.
Je me dresse.
— Dis donc, espèce d’assassin du dimanche, faudrait voir à me parler poliment. Je ne suis pas une faible femme à qui tu peux tordre le cou comme à un pigeon, compris ?
La brutalité de l’image le cisaille. Il ouvre la bouche et je découvre sa grosse langue épaisse posée sur un lit de salive.
— Ferme ta bouche, bébé, tu vas t’enrhumer les poumons ! comme disait un de mes amis méridionaux.
Il me regarde.
— Et fais pas cette hure, Carotier, tu ressembles à un trophée de chasse. Il te manque que des cornes ou bien du persil dans le naze pour compléter l’illusion. Ça t’épate de me trouver là, non ? Ne cherche pas, il n’y a pas de miracle : j’ai une voiture plus rapide que la tienne et un coup de volant plus efficace. Tu ne te rappelles pas que je t’ai doublé à Voiron ?
Une lueur, non pas d’intelligence — à l’impossible nul n’est tenu — mais de compréhension, flotte dans sa gélatine.
— J’étais rue du Général-Mégat-Laumane pendant que tu faisais tirer la menteuse à Charlotte ! J’ai tout vu… Et je me suis même payé le luxe d’aller lui tâter le pouls après ton départ. Compliment, c’est du boulot de professionnel. Elle était aussi morte qu’un os de gigot ! Alors on va un peu s’expliquer sur tout ça, pas vrai, Bazu ?
Je pousse du pied une chaise au niveau de son postère et d’une bourrade je le fais asseoir.
— Raconte !
Il me regarde.
Puis, soudain, il explose : c’est la réaction. Une réaction idiote de péquenot :
— C’est pas moi, c’est pas moi qu’ai tué Charlotte !
Ils sont fortiches pour nier l’évidence, ces gros tordus ! Pas lui !
— Bien sûr que ça n’est pas toi, mon bijou… C’est elle, elle s’est serré le kiki à deux mains jusqu’à ce qu’elle tombe raide, pas vrai ?
Il secoue la tête.
— Pas moi ! Pas moi !
Il m’agace tellement que je lui mets un coup de crosse sur la pommette. Sa viande éclate à cet endroit et un beau raisin rouge vif se met à ruisseler sur sa face aux traits brouillés.
— Ça n’est pas moi non plus ! lui dis-je. Trêve de billevesées, parle ou tu vas prendre quelque chose pour ton lard, c’est promis ! J’ai horreur qu’on me donne le démenti de façon aussi stupide… Ça me fait perdre ma confiance dans les destinées de l’homme, tu comprends ?
Il ne comprend pas, mais il se soumet.
— Attends, mon gros, tu n’as pas la parole fastoche, je vais donc t’aider…
Seulement, ça n’est pas moi qui l’aide, c’est quelqu’un d’autre. J’entends la porte s’ouvrir, je me retourne et j’avise la mère Carotier, debout, une poêle à frire en main. Cette peau de vache a passé par la fenêtre de la souillarde et la voilà qui me prend par revers avec sa poêle à frire ! Je tourne mon pétard vers elle.
— Pas d’exhibition, madame Carotier. Hâtez-vous de poser ce ridicule ustensile ou je vous colle une bastos !
Mais elle n’a pas peur. Son regard distille des éclairs. Je ne voudrais tout de même pas tirer sur une femme armée d’une seule poêle !
Mon hésitation est mise à profit par la vioque. Elle lève sa massue improvisée et l’abat de toutes ses forces. J’ai fait un saut de côté, mais la table m’a gêné et j’ai dégusté la poêle sur l’épaule… Une douleur affreuse me fait grimacer. La vioque se met à beugler à son gros lard :
— Cogne ! Mais cogne donc !
Alors Carotier reprend du service. Engagez-vous, rengagez-vous dans le troisième bataillon d’étrangleurs-montés !
Il se soulève, prend sa chaise et me l’abat sur le crâne. Aussi fastoche que je viens de vous le dire. Mon bras paralysé par le coup de poêle à frire n’a pas eu la force de se lever pour braquer le soufflant. Je biche le siège en pleine bouille et illico je me trouve inscrit au barreau. Ça se met à tourniquer autour de moi. J’essaie de me cramponner à la table, mais des nèfles ! Je vais à dame ! Le couple de petits rentiers tranquilles me saute alors dessus et font une danse incantatoire sur ma personne. J’en prends plein le buffet, plein la poire… J’ai la sensation déprimante de me faire masser par un rouleau compresseur.
Des cloches carillonnent à toute vitesse sous ma coupole… Je vois des trucs bleus, des machins rouges, puis une chiée d’étincelles d’or… Très joli sur les manches d’un général, l’étincelle d’or… Mais c’est gênant quand ça vous brouille la vue… Je demeure inanimé. Conscient, mais faible comme un bonhomme Noël en coton hydrophile.
Les deux carnes reprennent souffle. Ils s’essuient le front et se regardent.
La femme dit :
— C’est vrai que tu as tué Charlotte ?
— Fallait bien, soupire l’autre. On s’est quasiment engueulés. Elle m’a dit comme ça qu’elle en avait marre de nos histoires ; qu’elle m’avait sauvé la mise une fois et qu’elle le regrettait vu que Laurent en était sûrement mort, d’après elle… Elle a dit comme ça que si la police recommençait à enquêter elle cracherait le morceau… Moi je lui ai dit comme ça que si elle avait le malheur de parler il y arriverait malheur… Alors elle m’a dit comme ça que ça l’étonnait pas vu qu’elle se doutait que son frère était un assassin… Alors j’ai plus pu y tenir… Je…
La mère Carotier, veuve Viaud, soupire.
— Quelle misère !
Elle me pousse du pied.
— Et çui-là qu’est au courant de tout !
— Çui-là, fait son gros baigneur, t’en inquiète pas, il pourra pas bien causer de ce qu’y sait…
— Il m’avait enfermée dans la souillarde, mais j’ai franchi la fenêtre…
— T’as rudement bien fait !
Je suis le souci dominant de la dame car elle reprend :
— Qu’est-ce qu’on va en faire ?
Il réfléchit.
— Je vais te dire, fillette, on va l’assommer avec une pierre… Ensuite, on le mettra dans son auto et j’irai la conduire jusqu’à la route qu’ils construisent à flanc de montagne… Je pousserai l’auto dans le lac… D’ici qu’on la retrouve, ça fera du temps. Et quand on la trouvera, on se dira que ce cogne s’est trompé de chemin et qu’il est tombé à l’eau…