— En ce cas, ce quelqu’un s’en servirait de temps en temps !
— Il se peut que ce soit une voiture volée !
Mon pote le tailleur s’est épanoui. Je venais d’exprimer le tréfonds de sa pensée.
— C’est ce que je pense…
— Qu’est-ce que c’est comme voiture ?
— Une vieille Celtaquatre noire… Très fatiguée, je t’assure !
— Tu as relevé son numéro ?
— Non, mais j’ai regardé tout de même la plaque. Elle est immatriculée dans l’Isère… Et c’est un vieux numéro car il comporte encore les lettres.
J’ai secoué la tronche.
— Signale le fait à ton commissariat…
— Mais je l’ai fait !
Du coup, il m’intéressait.
— Et alors ?
— Ils ont pris note… J’ai rencontré le secrétaire de police hier, à la boucherie et je lui ai demandé s’il avait du nouveau. Il m’a dit que la voiture en question n’a jamais été signalée comme volée…
Comme je ne me manifestais pas, il a murmuré :
— Tu ne trouves pas ça mystérieux, toi ?
— Apparemment, si !
Pinaud, à cet instant, a poussé un juron retentissant parce qu’il avait cousu sa chemise après son pantalon en fixant l’agrafe baladeuse.
— J’ai pas mes lunettes, expliqua-t-il. Ma femme me les cache toutes les fois qu’elle fait du poisson !
Fernand ne sourit même pas. L’auto, sans jeu de mots, lui trottait par la tête.
À moi aussi. Je crois vous avoir parlé par ailleurs de mon sens olfactif qui me permet de renifler les histoires louches. J’en avais les naseaux exacerbés.
— On peut la reluquer, cette calèche ?
— Viens déjeuner à la maison…
La proposition m’agréait, car j’avais campo ce jour-là. Et puis j’aime bien Fernand parce que c’est le genre de gars qui, s’il a des idées préconçues, les garde pour lui.
— Ça joue !
En homme courtois, Albo a demandé à Pinaud s’il voulait se joindre à nous. La vieille cloche a hésité. Il avait du turbin pressé. Il a sorti de sa poche un carnet graisseux comme un repas de cochon et l’a feuilleté lentement. Chaque page avait son étoile de graillon.
— Pinaud, lui ai-je dit en montrant le carnet, débarrasse-toi d’un préjugé qui te coûte cher, emploie plutôt Astra !
Comme il est toujours en retard d’une question, c’est à celle de Fernand qu’il a répondu.
— Je regrette : j’ai un interrogatoire à quatorze heures !
Nous l’avons laissé because l’heure de la tortore carillonnait à plein chapeau à tous les bons clochers et jusque dans nos estomacs.
Oui, cette fois-ci, c’est exactement de la façon qui suit que le bidule a commencé. J’attire votre attention sur l’innocence du hasard qui choisit pour se manifester les faits les plus menus et les moins sociaux, tels qu’une observation du Vieux sur la mise négligée de Pinaud.
La foire à la ferraille
Elle n’était pas laubée, la tire dénichée par Albo. Le gonze qui l’avait moulée làga ne devait pas avoir emporté de regrets car on pouvait estimer qu’elle avait terminé sa brillante carrière, la Renault ! Durant ses vingt ans d’existence, elle en avait becqueté de la distance, la pauvrette. Quinze fois on avait dû lui changer son train de chaussons, et les soupapes avaient dû être tellement rodées qu’il n’en restait plus ! Pourtant, quand j’ai eu actionné douze fois le démarreur, elle a toussé comme Pinuche quand son catarrhe le travaille. J’ai vérifié le réservoir de tisane, il ne restait presque plus d’essence. Depuis que le char d’assaut se trouvait en congé de maladie, la sauce qui pouvait y subsister s’était évaporée.
Fernand, qui me regardait œuvrer, avec un brin de dévotion et trois kilos cinq cents de respect, comme on regarde un toubib ausculter votre bonne vieille moman, m’a proposé, la voix humide :
— J’ai un jerrican à la maison…
— Va le chercher…
Je n’avais pas l’intention de m’inscrire aux Vingt-Quatre Plombes du Mans avec cet os, mais, accaparé par ce petit mystère de l’auto abandonnée, je tenais à vérifier plusieurs points, notamment si elle était capable de fonctionner. Le zig qui l’avait carrée dans ce chantier avait pu tomber en rideau à proximité et l’avoir soustraite aux interdits de stationner en attendant de venir la récupérer ?
Fernand y est allé de ses dix litres de bouillon. Comment qu’elle s’est régalée, la Renault ! Elle demandait que ça pour recommencer une seconde existence ! Les pistons faisaient bien un bruit qui n’était pas sans évoquer un sac de ferraille dévalant un escalier, mais c’était de la broutille. Telle que, elle pouvait encore balader du bonhomme !
Le fait qu’un peu d’essence subsistait dans le réservoir et compte tenu du phénomène de l’évaporation et du temps passé depuis qu’on l’avait remisée ici, il fallait écarter aussi la possibilité d’une panne d’essence.
— Qu’en penses-tu ? m’a demandé Fernand.
J’ai haussé les épaules, mécontent. Je ne pensais rien. J’avais un joli pacson de coton à la place du cerveau… Ça me filtrait vachement la gamberge !
Je me suis mis à l’examiner en détail, de l’intérieur. Les banquettes crevées bavaient un crin empestant le moisi et, çà et là, des ressorts à boudin pointaient comme des champignons après une averse. Fallait être Charpini pour voyager là-dedans ! Les poches à soufflet des portières contenaient une vieille carte départementale de l’Isère que je me suis empressé de déployer en espérant y trouver des indices… Mais seules les mouches s’étaient manifestées sur la carte, la criblant de localités sans nom ! Outre cette édition de la maison Michelin, les poches contenaient aussi des outils de première nécessité, un boîtier rouillé de lampe électrique, et la plaque d’identité du propriétaire qui, justement, faisait défaut sur le tableau de bord. C’était une plaque de cuivre bouffée par le vert-de-gris. Je l’ai astiquée sur la banquette pour pouvoir déchiffrer les caractères qui s’y trouvaient gravés. J’ai lu :
Fernand s’impatientait. Il voulait mon diagnostic.
— Alors, San-Antonio ?
— On a déjà le nom du proprio de l’engin, y aura pas besoin de faire des recherches à la préfecture de Grenoble…
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Moi, rien… Si : je vais passer un coup de grelot à l’un de mes collègues de Grenoble pour lui signaler la présence de ce véhicule ici !
Mon pote était déçu. Il avait trop bouquiné Fantômas et il s’imaginait que j’allais me carrer une plume dans le dos et cavaler dare-dare sur le sentier de la guerre !
J’ai soulevé les banquettes, histoire de vérifier si rien ne clochait par là. Je n’ai trouvé que de la bourre d’étoffe, de la saleté et de la moisissure…
— T’as vu le coffre ? m’a demandé mon ami.
— Momente !
Je suis descendu et j’ai contourné le bahut. Il avait triste allure. Les ailes pendaient comme celles des canards, et la peinture noire cédait toute surface à la rouille.
J’ai actionné la poignée du coffre, mais c’était midi pour l’ouvrir. On avait fermé à clé et le temps, joint à l’humidité, avaient soudé la porte du coffre. Malgré mon sésame qui a la réputation d’ouvrir toutes les serrures, y compris celles des ceintures de chasteté, ç’a été macache !
— Rien à faire, hein ? a soupiré Albo.