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Je pense : donc je suis !

Depuis quelques instants, il se passe quelque chose en moi. Il y a longtemps que j’espérais ce phénomène. Chaque fois que je nage dans du mystère, il se produit. C’est confus et je peux mal vous l’expliquer, d’autant plus que vous n’avez pas des frites à piger, ce qui est écrit entre les lignes à haute tension. C’est instinctif, voilà ! D’abord ça remue en moi un peu comme une vie naissante. Ça s’agglomère, ça se précise, ça se prépare… Laurent-Viaud… Deux hommes qui se sont trouvés en cheville dans une certaine mesure. Laurent a été en partie complice de l’espion. Complice par omission puisqu’il a tu certaines choses à ses supérieurs…

Il l’a emmené lui-même aux autorités. Il a demandé à ses hommes d’oublier l’arrestation, à cause de « plus tard »… Voilà qui est intéressant. Autant de détails importants qui esquissent la participation de Laurent… De Laurent le combinard ! Alors ?

Bazin continue de bavocher… Il en est à sa vie pendant l’Occupation. Il a, dit-il, facilité le turbin des maquisards, sauvé des otages, bref, mérité sa statue sur la grande place de Grenoble. Je l’imagine, en sujet équestre, le képi aux sourcils, toute sa connerie perpétuée dans le marbre par un ciseau habile.

— Dites-moi, Bazin…

— M’sieur l’c’m’saire ?

— Lorsque vous avez arrêté Viaud, quelle était son attitude ?

Bazin soupèse ma question. Il caresse sa moustache aux poils de laquelle perle de la vinasse.

— Il n’était très z’embêté, affirme-t-il.

— Semblait-il avoir peur ?

— Peur ?

Le mot grimpe en spirale jusqu’à son entendement.

— Non, déclare le bourdille. Il z’était seulement très n’embêté !

— Je suppose qu’en cours de route vous l’avez un peu… heu… secoué. Je suis de la maison et je connais les bonnes vieilles traditions !

Le brigadier ne répond pas. Il est intimidé.

Sentant sa réticence, je lui facilite la confession.

— En pleine guerre, quand on découvre un Français en train de trahir son pays, on n’a pas envie de se montrer tendre avec ce salopard !

— Sûr que non !

Le voilà sur la pente savonnée du toboggan. Il détourne les yeux.

— On y a filé quelques pains dans le museau histoire d’y faire dire à qui qui causait !

— Bon. Et il a avoué ?

— Pas tout de suite… Y a fallu y donner de la baguette !

— Naturellement. Alors, il s’est allongé ?

— Ouais…

Le poulardin rigole rétrospectivement. Surtout, ne prenez pas les flics pour des gens cruels, ça n’est pas vrai. Ils ont des âmes de poètes et s’ils font les gros yeux, c’est parce que l’autorité commence par là. Ils aiment passer les prévenus à tabac, sans toujours les prévenir, du reste, mais parce que cela aussi fait partie intégrante du métier. Et, comme ce sont en général des gens honnêtes, les bourres, ils aiment leur métier… Suivez-moi bien en vous cramponnant à mon pan de chemise : comme ils aiment leur job, ils aiment le passage à tabac : C.Q.F.D. ! À part ça, ce sont des natures sensibles…

— Il s’est allongé après qu’il s’a vu pisser le sang par les trous de nez, entame Bazin. On z’y avait mis une avoinée solide, Mathieu z’et moi ! Il était même miro d’un œil vu qu’on y a cassé ses lunettes… À quatre pattes qu’il les cherchait, ce tordu ! Mathieu se marrait en y filant des coups de pied dans les côtes…

Je bondis.

— Ses lunettes étaient cassées ?

— Oui…

— Il en a pris d’autres pour aller au commissariat ?

— Non… Il a gardé les siennes : y avait un verre z’en moins…

Je me dis que pendant l’instruction on a dû lui remplacer ses carreaux. C’est fatal, puisque son cadavre porte des lunettes intactes !

— Bon, vous l’avez laissé avec Laurent… Ils sont restés ensemble un certain temps, et puis ils sont sortis tous les deux ?

— C’est ça.

— Viaud avait les menottes aux mains ?

— Oui…

— Laurent est revenu, le lendemain, au bureau ?

— En coup de vent… Il est reparti et on ne l’a plus revu… Le soir, il était mort…

Bazin s’enhardit à me prendre le bras.

— V’croyez qu’on l’a rétamé ?

Je hausse les épaules.

— Je paierais bien un verre de limonade à celui qui me le dirait.

Le temps de notre séparation étant arrivé, je me lève et lui serre la louche.

— À un de ces quatre, Bazin. Si j’ai encore besoin de vous, je vous le dirai !

— Z’a votre service, m’sieur l’c’m’saire !

Je respire le beau temps retrouvé et je retourne chez le gouverneur militaire. Dans notre sacré turbin, il ne faut pas avoir la trouille de revenir sur le tas inlassablement. Nous sommes comme des abeilles qui, sans trêve, vont butiner la vérité et viennent la déposer dans la ruche…

Il ne faut pas pleurer ses pas. Il ne faut pas non plus avoir peur d’enquiquiner ses contemporains. Cette certitude compte pour beaucoup dans l’esprit dominateur du poulet type. À force de pouvoir disposer de tout un chacun, il finit par se croire détenteur du pouvoir discrétionnaire. Chaque matuche, en soi, est un petit roi… Le roi des contribuables !

Lunettes toujours parfaites à prix honnêtes !

Il y a des journées avec bol et d’autres sans. Comme il y a des gens avec scrupules et d’autres sans lacets à leurs souliers.

Je joue de chance, puisque étant venu chez le général pour y rencontrer le lieutenant Mongin, c’est sa voix martiale qui m’interpelle depuis une fenêtre du premier étage.

Il paraît vachement joyce de me revoir, le jeune blondinet. Probable qu’il est de service en ce jour de fête et qu’il se languit un brin dans la bâtisse. La cocotte en papier, ça finit par perdre de son intérêt. Une fois qu’on est passé professionnel surtout.

Il dévale l’escadrin et me congratule.

— Vous avez du nouveau ?

— Un petit peu… J’ai besoin de détails complémentaires…

— Ah ?

— Je voudrais savoir si Viaud a reçu des lunettes pendant son incarcération.

— Des lunettes ? s’étonne le lieutenant.

— Oui. Lors de son arrestation, un verre des siennes s’était brisé, j’ai de bonnes raisons de croire qu’on les lui a remplacées.

Le jeune officier semble perplexe.

— C’est très difficile à préciser au bout de ce laps de temps, vous vous en doutez !

— Prenons le problème sous un autre angle. Ni vous ni moi n’avons connu Viaud. Je voudrais parler avec quelqu’un qui l’a vu pendant sa détention, est-ce possible ? Tout le monde n’est pas mort à la guerre !

— Évidemment ! Seulement, si vous étudiez le dossier vous vous rendez compte que Viaud a été vite jugé ! Deux interrogatoires, condamnation à mort, exécution le surlendemain ! Le traître Ferdonet sapait les esprits… L’espionite faisait des siennes… On avait besoin d’exemples pour calmer le trouble grandissant. Viaud a été un de ces exemples…

— Voyons, en recherchant parmi les officiers composant la cour martiale, on doit bien trouver un témoin ?

Ça le fait sauter !

— Bonté, que n’y ai-je pensé plus tôt ! Le commandant Tardivaut qui défendit l’accusé est avocat maintenant… Voulez-vous que nous lui rendions visite ?

— Bien sûr…

Nous voilà partis dans la ville où l’air est léger comme un spectacle des Folies-Bergère.

Le lieutenant est frais comme un bouquet de muguet. La tenue militaire lui va bien. Il doit dégringoler des nières avant de se faire coucher lui-même par cette sale grognace qu’on appelle la guerre !