Arrivée chez l’ex-commandant Tardivaut. Une bonne âgée de quatre-vingts berges nous ouvre. On lui demande si le maître est làga et elle nous dit que oui, qu’il vient juste de rentrer de la messe et qu’il va passer à table…
Nous insistons pour le voir. Elle est sensible à l’uniforme du vaillant lieutenant de chasseur et nous introduit dans un salon aux meubles solennels comme toute l’abbaye de Westminster ! Entrée de Tardivaut. La soixantaine, un air grave et pieux… Une calvitie ripolinée, un costar noir…
Il a une raideur d’ancien militaire et un air froid d’ancien tabellion.
Le lieutenant attaque dans le morcif. Il est intelligent et résume l’affaire sans se paumer dans le labyrinthe des détails.
Le marchand de salades romaines[4] écoute en se mordillant le petit doigt. Il ponctue chaque période du boniment par un bref : « Si fait ! Si fait ! » qui sent la bourgeoisie de loin. Pas étonnant qu’il y soit allé du rétamage, Viaud, avec un défenseur aussi gourmé. Son cabinet pourrait s’appeler « Au fin gourmé » !
Ça attirerait le client gastronome.
Lorsque le jeune homme a terminé, je ramasse le crachoir.
— Lorsque Viaud est passé en conseil de guerre, dis-je, avait-il des lunettes en bon état ?
L’avocat lève un sourcil.
— Il n’avait pas de lunettes !
— Comment ?
— Je dis : il n’avait pas de lunettes !
— Donc, on n’a pas remplacé celles qui étaient brisées ?
— Je ne pense pas qu’il ait eu besoin de lunettes pour lire ou se diriger… Il m’a paru avoir une vue normale !
Je bondis.
— En êtes-vous bien certain ?
— Absolument.
— Maître, sa femme, ses amis, des témoins sont-ils venus au procès ou bien celui-ci a-t-il eu lieu à huis clos ?
— À huis clos. Ç’a été en toute honnêteté un simulacre de procès.
— Qu’a dit Viaud pour sa défense ?
— Rien… Il n’a pas desserré les dents de tout le procès.
— Vous le connaissiez, avant qu’il soit arrêté ?
— Non…
— Les journaux ont dû publier sa photographie ?
— Non. Tout s’est déroulé vite et avec le maximum de discrétion…
— Vous me permettez de passer un coup de fil ?
— Je vous en prie !
Il m’en prie, mais à regret, because la vieille bonne a mijoté une quiche lorraine qui embaume tout l’appartement.
Je demande la gendarmerie de Saint-Genix-sur-Guiers où j’ai déposé la mère Carotier. Un gendarme rouleur d’« r » me répond. Je déballe mon blaze et ça donne des résultats immédiats puisque le pandore m’assure de ses sentiments déférents.
— Vous avez toujours la dame de cette nuit ?
— Oui. Le parquet de Chambéry doit venir dans l’après-midi.
— Voulez-vous lui demander si son premier mari, Auguste Viaud, pouvait se passer de lunettes ?
Un silence. L’autre endoffé doit se gratter le conduit auditif. Je reconnais que ça ressemble plus à une blague qu’à un exposé en Sorbonne sur la concentration du jus de chique dans l’hormone femelle.
— Si… quoi ? répète-t-il.
Il s’attend à ce que je lui dise « poil aux doigts » et que je raccroche, mais au lieu de ça, docile, je réitère ma question.
— Ne quittez pas, balbutie l’homme à la visière noire.
Un long silence. Puis il revient.
— Non, dit-il, la femme Carotier assure que son mari ne posait ses lunettes que pour dormir… Il était as… assis commak !
— Quoi ?
Je réalise.
— Astigmate ?
— C’est ça !
— O.K., merci…
Je raccroche. Les deux autres me considèrent d’un œil troublé.
— Alors ? demande l’impatient lieutenant.
— Je crois qu’il y a eu maldonne, fais-je sérieusement.
— C’est-à-dire ?
— Je vais vous dire une chose à priori insensée.
— Vraiment ?
— Monsieur Tardivaut, je commence à croire que ça n’est pas Viaud que votre cour martiale a jugé et condamné à mort !
Il tique :
— Vous dites ?
— Je n’ai pas la moindre envie de faire du roman-feuilleton, celui-ci serait très mauvais.
— On aurait jugé un autre homme sous le nom de Viaud ?
— Je pense que oui !
— Mais c’est impossible !
— Oh que voilà un mot peu français, mon commandant ! m’écrié-je.
L’avocat se renfrogne.
— Vous divaguez, monsieur le commissaire, permettez-moi de vous le dire. Voyons, si l’individu en question n’avait pas été le véritable inculpé, nous l’aurions su !
— Vous l’auriez su s’il vous l’avait dit ! Mais vous ne l’auriez pas su si son remplaçant avait accepté de jouer le rôle de Viaud ! Vous venez de me dire vous-même deux choses curieuses : ç’a été un procès sans témoins et… escamoté !
Du coup le voilà rêveur, le perroquet… Il sent son barreau chanceler sous ses pattes.
— Ce serait invraisemblable, croit-il bon de murmurer néanmoins.
Le lieutenant de chasseur, lui, frétille. Il est abonné à Mystère-Magazine et du moment qu’on lui construit du super-police, il biche.
Nous prenons congé de l’avocat. On dirait un dindon. Il nous raccompagne jusqu’à la lourde. La vieille bonne piaffe de la semelle avec sa quiche qui a bronzé.
— Au plaisir, maître !
Son appartement, décidément, sentait mauvais. Nous fonçons jusqu’à la maison du gouverneur.
— Voulez-vous venir jusqu’au bar du mess ? demande mon compagnon… Nous avons du whisky de première qualité.
Je l’accompagne. Il vient de mettre le doigt sur une plaie qui s’élargissait en moi ; voilà plusieurs jours que je ne carbure plus au scotch ! Va falloir changer ça.
Aujourd’hui, le mess est désert. Les collègues à Mongin sont allés se faire scalper le minaret en ville. Nous lichons deux godets bien tassés et je sens que mes facultés réintègrent le domicile.
— J’aimerais tuber à Paris, c’est possible ?
— Ben voyons…
Nous passons dans le burlingue du général. (Entre-temps, Mongin m’a appris que le gouverneur est à l’inauguration d’une nouvelle cantine. C’est lui qui donne le premier coup de cuiller à pot.) Je me vautre dans le fauteuil du zig à glands d’or et je réclame en priorité le numéro du Vieux à Pantruche. Bien que ça soit jour de fête je pense le trouver au bureau. Le Vieux, je vous l’ai dit mille fois — mais je le répète pour les ceusses qui rappliquent en retard dans la collection — ne quitte pratiquement pas la maison Poultock. Il y a son pageot, probable, dans un endroit caché !
— Allô !
Pas de charres, c’est sa voix calme.
— Ici San-Antonio !
— Vous êtes à Grenoble ?
— Comment le savez-vous ?
— J’ai appris par les journaux l’affaire à laquelle vous êtes mêlé et vous connaissant, j’en ai déduit que vous avez profité de vos vacances pour…
Un drôle de champion, le Vieux ! Il nous possédera toujours avec son esprit mathématique et son sens de la déduction.
— Eh bien, vous ne vous êtes pas gourré…
— Il vaut mieux laisser tomber…, dit-il. J’ai pris mes renseignements, je crois que vous perdez du temps inutilement.
— Comment ça ?
— C’est compliqué…
— Qu’est-ce qui est compliqué, chef ? L’histoire du faux fusillé ?
C’est à mon tour de l’estomaquer.
— Sapristi, vous en êtes déjà là ?
4
Allusion au droit romain. Ceci, en toute franchise, pour donner aux lecteurs lettrés une impression d’érudition.