— La preuve !
Il est content de son San-Antonio…
— Bravo, quel chien de chasse ! Que savez-vous au juste ?
— Peu de choses en vérité. Simplement qu’on a arrêté un type appelé Viaud et que ça n’est pas lui qui a été jugé sous son nom !
— En effet. Quelqu’un de nos services a pris sa place…
— Pourquoi ?
— Parce que Viaud faisait partie de l’Intelligence Service. Il était agent double. Son arrestation fut le fait d’un hasard. Comme il était impossible de l’étouffer, l’I.S., en accord avec le Deuxième Bureau, a remplacé Viaud par quelqu’un d’autre…
— Et ce quelqu’un n’a pas été fusillé ?
— Pas ce quelqu’un, mais une troisième personne : un vrai condamné à mort qui a subi son châtiment sous le nom de Viaud… L’affaire s’est faite en trois temps, vous saisissez ?
— Fort bien ! Avez-vous entendu parler du commissaire Laurent ?
— Il figure au rapport. C’est à lui que Viaud s’est confié et c’est lui qui a alerté nos services… Nous lui avons donné les instructions nécessaires…
— Et il est mort le lendemain ?
— L’Intelligence Service a la marotte de la discrétion !
— Dites donc, patron… Pourquoi ce simulacre de procès et cette exécution par personne interposée ?
— Il était important pour l’I.S. que Viaud soit officiellement mort.
— Ne me faites pas crever de curiosité, boss, si vous le savez, dites-le !
— Viaud avait fourni aux Allemands des tuyaux erronés que l’état-major anglais voulait à toute force faire passer pour vrais. Si on n’avait pas exécuté Viaud, lorsqu’un idiot de voisin le démasqua, les Boches auraient flairé quelque chose. En le passant par les armes, au contraire, on accréditait en quelque sorte l’authenticité des faux renseignements, vous comprenez ?
— Bien sûr… Mais alors, comment se fait-il…
— Qu’il ne soit pas réapparu après la guerre ?
— D’abord, oui ?
— Sa femme s’était remariée dans l’intervalle… Lui-même avait d’autres projets sentimentaux, il s’est dit que les choses étaient bien ainsi… Il a eu la sagesse de ne pas demander une réhabilitation…
— Où se trouve-t-il maintenant ?
— En Angleterre, je pense… Il faudrait demander au Yard.
— Vous pouvez le faire ?
Le Vieux commence à trouver la conversation longuette.
— À quoi bon ?
— Une idée à moi, patron…
— Bon… Je vais tâcher de vous obtenir ce détail… Vous rentrez quand ?
— Tout de suite…
— Alors à demain…
Il raccroche et je reste un instant comme une noix devant mon combiné. De drôles de révélations sont sorties de la petite passoire d’ébonite… Nous sommes tombés en plein sur l’un des nombreux mystères de la petite dernière… M’est avis qu’il n’est pas entièrement éclairci…
Je prends conscience de l’existence du petit lieutenant grâce à une toux discrète qu’il émet pour se rappeler à mon bon souvenir. Il a pigé une partie de ce que m’a dit le Vieux par mes réactions à moi.
— Un drôle d’imbroglio, n’est-ce pas ? demande-t-il.
— Et comment ! J’enquête sur un mort et j’apprends qu’il est vivant ! J’enquête à Grenoble et j’apprends que la vérité se trouvait à Paris ! J’enquête sur un espion allemand, et j’apprends qu’il était en réalité un agent de l’I.S. ! Si un jour les cornichons donnent un bal, j’espère avoir la présidence !
Nous allons écluser quelques nouveaux scotchs, ensuite de quoi, comme dirait San-Antonio, je retourne à l’hôtel douiller ma note et récupérer ma brosse à dents à changement de vitesse !
Troisième partie
Comme dirait… l’autre
Grand conseil chez le Vieux. Il a mis sa belle casquette en peau de fesse, celle qui miroite doucement sous le réflecteur de sa lampe de burlingue. Costar bleu marine, comme presque toujours, chemise blanche amidonnée, cravate noire zébrée d’une imperceptible rayure bleu clair. D’un geste qui lui est familier il tire sur ses manchettes en tripotant les boutons d’or fin. Il est nerveux et pensif à la fois.
— Je conçois mal votre entêtement à vous occuper de cette histoire, San-Antonio… À mon avis elle n’offre pour nous aucun intérêt car c’est de l’histoire ancienne…
— Vous trouvez ?
— Qu’elle est ancienne ? Je comprends !
— Non : qu’elle n’offre aucun intérêt… Bonté, elle fourmille en points obscurs non encore élucidés…
Il lâche ses manchettes impeccables et allonge ses mains fines sur son sous-main en peau de Suède. Les paluches itou semblent être en peau de Suède.
— Rien de très mystérieux dans tout ça, croyez-moi ! murmure-t-il.
Je bondis.
— Rien ! Et les lunettes du squelette ? L’espion fusillé sous le nom de Viaud n’en portait pas !
— J’ai eu des renseignements à ce sujet. Lorsqu’il a été fusillé, comme la famille réclamait le corps, on lui a mis des lunettes puisque Viaud en portait, afin de préciser sa ressemblance avec lui.
— Parce que les deux hommes se ressemblaient ?
Le Vieux hausse les épaules.
— Il est évident qu’ils n’auraient pu se faire passer l’un pour l’autre de leur vivant. Mais une fois mort, avec une partie de la tête fracassée et une même forme de calvitie, l’espion faisait, paraît-il, assez illusion !
Le Vieux semble désenchanté.
Il se tait un instant.
— Écoutez, patron, dis-je soudain, prenant mon courage à deux mains. Vous êtes un homme positif. Ne me dites pas que vous êtes satisfait par les résultats obtenus… D’ordinaire vous vous tracassez davantage pour ce que nous ignorons !
Il fait craquer ses jointures.
— Dans les affaires dont je suis chargé, oui, San-Antonio. Mais je vous fais remarquer que vous avez démarré dans celle-ci pour votre satisfaction personnelle. Je la considère comme un fait divers, voilà tout. Et je vous en parle comme je vous parlerais de la nouvelle Citroën ou du raz de marée de Grèce.
Je colle ça dans ma profonde en y bourrant mon tire-gomme par-dessus.
— Patron, il est des faits divers qui vous fouettent la curiosité. Bon Dieu, que vient fiche ce cadavre en Seine-et-Oise quinze ans après son inhumation à Voiron (Isère) ? Et surtout que fait-il dans la voiture de VIAUD ?
Le Vieux hausse les épaules.
— J’espère que nos collègues de la Sûreté nous l’apprendront d’ici peu. Quant à moi, j’ai ma version intime du… heu… phénomène !
— Ah oui ?
Il n’aime pas beaucoup me voir prendre ce ton persifleur et me foudroie d’un regard vipérin.
— Oui ! Le lendemain de son arrestation, Viaud a disparu : je crois qu’il est allé en Angleterre. Il devait posséder quelque chose que les Allemands auraient voulu récupérer… Ceux-ci ont fouillé l’auto, ont fouillé l’appartement…
Je secoue la tête.
— Non : ils se sont contentés de demander à la veuve si elle connaissait le nom des policiers ayant arrêté son mari…
— Ça revient au même… Vous m’avez dit que Carotier était dans le réseau allemand de Viaud… C’est Carotier qui avait dû fouiller l’appartement au moment de l’arrestation.
— Vous trouvez logique que Viaud ait embringué son vieux copain dans ce réseau alors qu’il travaillait en réalité pour l’Angleterre ?
— Cet homme était sans doute un opportuniste, grommela le Vieux. Le fait qu’il n’ait pas voulu reprendre sa véritable identité le démontre. Il s’est servi de Carotier comme d’un instrument docile… Et qui sait, peut-être le boucher était-il l’amant de Mme Viaud à l’époque ? Imaginez que Viaud l’ait su et qu’il se soit en quelque sorte vengé de cette façon machiavélique ?