J’opine.
— Là, je vous suis tout à fait…
Je mesure combien mon « là » est restrictif. J’enchaîne.
— Bon, poursuivons. Les Allemands recherchaient quelque chose qu’ils avaient tout lieu de croire en possession de Viaud. Ils sont allés jusqu’au cimetière fouiller la tombe… Mais ils n’avaient pas besoin de trimballer le cadavre… En tout cas ils n’attendaient pas après la vieille voiture de Viaud pour le faire !
— Qui vous dit que ce sont les Allemands qui ont enlevé le cadavre ?
— Qui alors ?
— Carotier !
— Quoi ?
Le Vieux sourit exactement comme la Jouvence de l’abbé. Il me domine toujours un brin dans le domaine de la déduction.
Il a comme qui dirait des dons de visionnaire, mon chef ! Ses yeux pâles se perdent dans la brume radieuse de son moi second[5].
— Voyons, vous oubliez la filiation… Carotier avait pour sœur la maîtresse de Laurent, n’est-ce pas ?
— Et alors ?
— C’est à Laurent que Viaud a été obligé de se confier. Il lui a fatalement donné le nom des autorités secrètes à contacter d’urgence. Laurent, sceptique, ne devait pas vouloir prendre ça sous son bonnet. Comme Viaud tenait à être rapidement tiré du mauvais pas, il a exercé un chantage sur Laurent, il le tenait avec l’activité de son beau-frère putatif. Laurent a accepté à cause de sa maîtresse. Seulement, ensuite, sachant le crime dont s’était rendu coupable Carotier (qui lui n’appartenait pas à l’I.S.) il a fait chanter ce dernier… Le brigadier Bazin vous l’a dit ? Le commissaire était un garçon combinard. Carotier l’a tué… Il a prouvé qu’il était capable de commettre un meurtre… Il est probable que sa sœur Charlotte lui a donné la montre de Laurent… ou qu’il se l’est appropriée, le sais-je ?
Je suis suspendu aux lèvres du Vieux. Je sens bien qu’avec sa matière grise il est en train de tisser la toile solide de la vérité[6].
— Alors, interromps-je, histoire de lui prouver qu’entre moi et une portion de gorgonzola il y a tout de même une imperceptible différence, alors ce serait Carotier qui aurait fait disparaître le cadavre et qui aurait perdu la montre dans le caveau.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Mettez-vous à sa place : il a su par Laurent que Viaud l’avait eu puisqu’il était en réalité agent double… Il s’est débrouillé pour savoir ce qui se passait au procès… Peut-être a-t-il fait la connaissance d’un gardien de la prison militaire ? Bref, il a compris que ça n’était pas Viaud qu’on fusillait !
— Alors ?
— Alors, quand les Allemands sont arrivés et ont fait une enquête au domicile de Viaud, Carotier a pensé qu’ils exhumeraient peut-être le cadavre. Ils pouvaient s’apercevoir de la substitution. Celle-ci, s’ils la découvraient, leur prouverait que l’exécution avait été truquée. Ce qui équivalait à dire que Viaud les avait possédés. Par rétroactivité, ce fait compromettait tout son pseudo-réseau dont lui, Carotier, faisait partie… Il risquait de se voir accusé de trahison et de se faire conduire au poteau. Il était plus prudent d’enlever le cadavre. Il a utilisé l’auto de Viaud. Sans doute ces messieurs lui avaient-ils délivré un permis de circuler ? Il a donc chargé le cadavre dans le coffre, là où vous l’avez déniché… Puis il est allé cacher la voiture dans quelque remise discrète…
— Et il l’y aurait laissée quinze ans ?
Mon argument fait tiquer le Vieux !
— Peut-être avait-il caché l’auto ? Peut-être…
Il ne trouve rien et, agacé, frappe la table du poing.
— Enfin, il y a une explication à cela comme au reste… L’auto est restée cachée avec son macabre chargement. Quelqu’un l’aura volée… Et puis il sera tombé en panne et aura abandonné le vieux véhicule là où votre ami l’a trouvé !
Je réfléchis. Le Vieux a raison. Ça n’a pas pu se passer autrement. Tout s’enchaîne merveilleusement. Pour la première fois depuis le début de l’affaire, je me trouve devant une hypothèse complète, menée jusqu’au bout. S’il y a des erreurs, elles n’affectent que les détails de cet édifice…
Un assez long silence s’écoule. Nous ruminons des pensées certainement parallèles…
— Comment se fait-il que Viaud, citoyen français, ait fait partie de l’I.S. ?
Le Vieux hoche la tête.
— Une fantaisie du hasard. Il avait été pressenti par les nazis au cours de ses voyages d’affaires en Allemagne… Viaud n’avait pas donné suite tout d’abord aux propositions qui lui étaient faites mais un jour il rencontra dans un hôtel un agent anglais… C’était après le coup de l’Anschluss… Viaud, je crois, fut amené à rendre un service à cet homme qui devait l’orienter sur l’espionnage britannique. Ensuite, mystère ! L’I.S. se débrouilla avec lui, l’éduqua… Ça ne nous regarde pas !
J’insiste, parce que, voyez-vous, bande de gougnafiers, quand quelque chose me tracasse je suis plus obstiné qu’une mouche excitée par des latrines de caserne.
— Cette montre, de Laurent…
Je la pose sur le sous-main, sous le nez du boss.
— Vous voyez, elle a contenu un objet dur…
Il regarde.
— Et puis après ?
— Je pensais que Viaud avait remis le fameux quelque chose qui, vous l’admettez, intéressait les Allemands, à Laurent… Et je pensais que c’est à cause de ce quelque chose que le commissaire s’est fait tuer…
Le Vieux secoue la tête avec une pointe de commisération.
— Vous avez trop d’imagination, San-Antonio.
— Je sais, dis-je, je l’ai gagnée dans un concours de circonstances. C’était le premier lot !
Je me lève.
— Ainsi les English sont restés bouche cousue au sujet de la retraite de Viaud ?
— Bouche cousue, non ! Ils prétendent que Viaud a disparu depuis la guerre et qu’ils n’en n’ont jamais plus entendu parler…
— Ce sont de petits cachottiers, boss.
— En tout cas, je vous le répète, tout ceci ne nous regarde pas !
C’est une mise en demeure pour qui connaît le Vieux et le pratique. Une mise en demeure d’avoir à lâcher le morcif. Il est respectueux des traditions, le Vieux. Ce qui appartient à César ne peut être rendu à Marius, d’après sa conception de la vie. Donc, une personnalité de l’Intelligence Service n’a rien de commun avec le Deuxième Burlingue.
— Vous viendrez à la conférence de demain tantôt, me dit-il. Je n’ai rien à vous passer pour le moment…
— O.K…
Je vais à la porte.
— San-Antonio ! appelle-t-il.
Je décris sur mon talon gauche un mouvement de rotation impeccable.
— Patron ?
— Soyez gentil : laissez tomber, n’est-ce pas ?
— Mais, bien entendu, puisque c’est un ordre !
Et je me brise en manquant briser aussi la lourde, tellement je suis à cran !
L’arbitre des élégants
Comme je m’apprête à descendre l’escadrin, l’ascenseur hydraulique que je ne prends jamais because sa lenteur affolante radine à l’étage avec un bruit de course de stock-cars dans une carrière !
Dans l’étroite cabine paraît le buste, puis le tronc et enfin l’ensemble d’un être de légende dont l’élégance bouleverse toutes les règles de la couture masculine. Pinaud, en chair, en os et en serge lie-de-vin… Pinaud avec son costar de chez Albo, son bitos presque neuf qu’il a racheté à la veuve d’un sidi guillotiné. Pinaud avec sa chemise blanche et une cravate violette agrémentée d’une tache de graisse, de deux auréoles de beaujolais et d’une traînée de jaune d’œuf… Pinaud comme jamais nous ne l’avons vu dans les services… La moustache taillée de frais, avec naturellement un côté plus court que l’autre. L’œil moins chassieux ; le menton inégalement rasé, le maigre cheveu inondé d’une lotion de pommadin de village…