Il sourit en m’apercevant, sort de la cage vitrée, se coince le pan de la veste dans la porte coulissante, l’en retire zébré de cambouis et me tend une main plus flasque qu’un kilo de vieux colin n’attendant plus qu’un peu de mayonnaise pour faire une fin.
— Tu as passé de bonnes vacances ? demande-t-il.
— Merveilleuses !
— Où es-tu allé ?
Je hausse les épaules.
— Au zoo…
« Il y avait là-bas un vieux macaque qui m’a beaucoup fait penser à toi.
— Toujours spirituel, grommelle Pinuche. Puis, fier comme Bar-Tabac, il fait un pas en arrière afin de se mettre en relief grâce au recul. Comme il a omis de repousser la porte de l’étage il manque s’offrir un valdingue de dix mètres dans la cage, les fermetures de cet appareil archaïque n’étant point automatiques.
Je le cramponne in extremis par un aileron.
— Tu ne remarques rien ? demande-t-il en arrondissant le bras pour donner de l’aisance à sa veste.
— Si, fais-je, tu as un bouton de fièvre au coin de la lèvre.
— Non, pas ça !
Je fais mine de ne pas voir le complet neuf, je le défrime avec un parti pris farouche.
— Parole, je ne vois pas… Ta moustache est mal taillée, ce qui te donne l’air plus abruti que de coutume, c’est de ça que tu veux parler ?
Il hausse ses maigres épaules auxquelles les rembourrages de Fernand donnent d’extravagants biscotos.
— Je voulais parler de mon costume neuf, tranche-t-il. Je crois que ton ami me l’a assez bien réussi, non ?
— Une merveille ! Ce qui me plaît par-dessus tout c’est la couleur. Qu’en a dit ta digne épouse ?
Il est un tantinet gêné.
— Oui, elle m’en a fait le grief… Elle trouve qu’il faut être jeune pour porter cette teinte-là.
— Il faut plutôt être courageux… En tout cas, tu as changé d’aspect. Le Vieux t’a vu ?
— Pas encore…
— Alors ne le fais pas languir… Va dans la lumière, Néron : le peuple t’attend…
Il gronde des protestations. Puis il s’éloigne. Comme il va pousser la porte il se retourne.
— Pendant que j’y pense, dit-il, ton ami Fernand m’a chargé d’une commission pour toi !
— Je sais : j’ai une note en retard…
— Non, il a dit que c’était au sujet de l’histoire… Je ne sais pas de quoi il a voulu parler…
— Tu ne lis donc pas les journaux ?
— Non… Je suis allé à la pêche ces jours… Avec mon ami le dentiste, tu sais ? On est allés dans un étang, figure-toi que j’ai pêché un brocheton à l’asticot…
— Tu es certain que ça n’était pas un poisson rouge ?
— Idiot !
— T’as plutôt une bouille à attraper les fleurs de nénuphar !
Il s’insurge. Son costar neuf lui donne de l’assurance.
— San-Antonio, j’ai vingt ans de plus que toi et…
Je lui frappe le dos.
— Y a pas de mal, mon vieux, vous êtes tout excusé !
Je le laisse, béant de mauvaise humeur et je quitte la manufacture de chaussettes à clous qui rétribue mes bons offices.
Ça me fait plaisir de retrouver le quartier, les aminches, le bistrot d’en face.
Justement ils ont une nouvelle serveuse. Une chouette gamine de seize carats, pas plus, avec un type provençal ou rital, du poil aux jambes et des yeux qui vous ouvrent littéralement la porte des magasins généraux. Ça me fait penser qu’hier soir j’ai posé un lapinuche carabiné à la soubrette de mon hôtel. Décidément je n’aurai pas été ravagé par la galanterie au cours de mon voyage à Grenoble.
Le gros Bérurier, qui sort de l’hosto[7] et qui passe sa convalescence à la maison Parapluie, histoire de se changer les idées, est là, au rade, racontant au patron son opération en éclusant un grand blanc pudiquement teinté de cassis.
Il m’accueille en levant les bras.
— San-A. ! Tu tombes bien, je cherchais justement qui c’est qu’allait raquer mon glass ! On fait un 421 ?
— Pas le temps !
— Alors en un coup sec ?
Le mastodonte qui préside aux destinées de l’établissement avance une piste. Béru chope les dés savamment, de façon à sortir tous les as d’une seule jetée… Au moment où il va pour jeter les cubes, je lui pousse un peu le coude et il dégauchit un 322 qui lui fait pousser des clameurs d’agonie.
J’annonce une tierce et je commande un scotch histoire de le mettre au supplice. Béru me fait remarquer que le prix de ma consommation est disproportionné comparativement à celui de la sienne, à quoi j’objecte que rien n’ayant été précisé relativement à l’enjeu, il doit s’estimer heureux que je ne commande pas une choucroute garnie en supplément. La petite bonne qui a tout vu se marre comme les trois orfèvres. Je lui balance mon œillade pour mineure perverse et je sens que si dans un an et un jour sa mère n’est pas venue la chercher elle sera pour ma pomme.
— Annonce un jeton de téléphone, dis-je au patron, et sers la mienne à ce pauvre blessé.
Cette décision calme instantanément les vitupérations de Bérurier. Je me rends dans la cabine téléphonique où un client futé a écrit en caractères d’imprimerie qu’il déféquait sur tous ceux qui liraient ce message. Je compose le numéro de Fernand et sa voix calme se glisse dans mes trompes d’Eustache.
— Ah, c’est toi, San-Antonio ? Tu as du nouveau ?
— Couci-couça…
— Parce que moi, j’en ai…
Je m’étrangle.
— Toi ?
— Oui… Parfaitement, ça t’épate ?
— Non : ça me bouleverse… Vas-y, j’ouïs !
— Ce serait trop long, tu ne peux pas venir jusque-là ? J’ai en ce moment un essayage…
— Ça boume, le rate pas, je viens de voir Pinuche : son costar t’as intérêt à le signer d’un pseudonyme !
Fernand se met à protester en bon commerçant :
— D’accord, la couleur est assez marquante !
— C’est pas une couleur, c’est une explosion ! Et la veste, dis, tu as vu où elle descend ? Il est obligé d’en soulever les pans pour monter dans l’autobus.
— Il faut toujours que tu te fiches du monde, proteste Fernand, tu ferais mieux de t’occuper de ton travail, au lieu de le laisser faire par les autres !
Et sur ces paroles qu’on me concédera sibyllines, il me file son déclic en travers de la terrine.
Les saines lectures
Je trouve Fernand au troquet voisin de son magasin de hardes. Il écluse délicatement un quart Perrier agrémenté d’une rondelle de citron.
— Les clients me fatiguent, aujourd’hui, m’explique-t-il. Ils te demandent la lune, et quand tu la leur donnes ils râlent parce qu’elle brille moins qu’ils ne le supposaient !
Je me juche sur un haut tabouret, près de lui.
— Ne fais pas de littérature, gars… Traduis-moi plutôt en clair ton message chiffré de tout à l’heure…
Il vide son glass et me considère d’un œil scrutateur.
— Qu’est-ce qu’on vous apprend dans la police ? s’informe-t-il. À appuyer sur le bouton du vert pour laisser passer les bagnoles ?