La bafouille n’est pas signée, mais Carotier n’avait pas besoin de la faire authentifier par le commissaire de police de son bled pour que je la lui attribue. Si j’en crois la teneur de la missive, Viaud avait une moralité spéciale… Un jour les services anglais n’ont plus besoin de ses services et il s’est cherché des moyens d’existence… Le mal du pays le prenant, il est rentré en France et a eu l’idée de faire chanter Carotier qu’il savait riche. Il le menaçait de réapparaître, ce qui aurait évidemment rompu le mariage du boucher avec la « veuve » Viaud. Un vrai turbin ! Et comme salade on ne fait pas mieux ! D’après la lettre du retraité des abattoirs, il a raqué une première fois, et copieusement, puisque Viaud a entrepris de se faire construire une carrée. Seulement il n’a rien voulu chiquer à la seconde mise en demeure !
J’examine le tampon de la poste. La bafouille a été postée de Chambéry il y a six mois environ.
Fernand qui a des dons certains va au-devant de ma question.
— Cette lettre a été postée le jour où Veller s’est tué…
— Non !
— Si. Et sais-tu où il s’est tué ?
— Non !
— À Pont-d’Ain, c’est-à-dire sur la route Grenoble-Paris…
— Dans quel sens ?
— Il rentrait sur Paris…
— Après avoir rendu visite à ses petits amis Carotier… Évidemment il ne pouvait guère écrire des lettres de chantage. Sa visite avait du reste plus de poids !
— Non, tu vois, puisque Carotier l’envoie aux quetsches… Dès que l’autre a eu tourné les talons, il s’est précipité sur son papier à lettres.
— Le courage des faibles, murmuré-je en évoquant le gros lard… Un pauvre type sans limites, capable de tout avec pourtant une certaine innocence.
Je gamberge un moment.
— Justice immanente. Le maître chanteur se tue en revenant du boulot ! Le doigt de Dieu !
Fernand hoche la tête.
— Voilà pourtant qui n’explique pas la présence de l’auto dans la propriété du pseudo Veller trois mois après son décès !
— Non, mais en tout cas tu as magistralement pensé en te demandant si l’auto se trouvait là par hasard. Chapeau, tu es le successeur désigné d’Einstein !
Il a le triomphe modeste.
— On remet ça ?
— D’ac, mais en plus alcoolisé, l’eau qui fait pschitt c’est pas tellement mon idéal.
Fernand remarque :
— Ce que je viens de t’apprendre infirme définitivement la thèse de ton chef comme quoi l’auto aurait échoué là par la seule fantaisie d’un voleur de vieux clous !
— Ça ne l’infirme pas, ça la pulvérise…
— Qui donc, en ce cas, a pu conduire le teuf-teuf jusque chez Veller ?
— Quelqu’un qui ignorait sa mort !
— Mais qui n’ignorait pas sa véritable identité ?
— Tu l’as dit !
— Et qui tenait à lui faire une sacrée vacherie, non ? Parce que, enfin, cette carcasse de fusillé dans son ancienne voiture… Tu parles d’une blague !
— Elle bat tous les poils à gratter du monde, toutes les cuillers fondantes et autres verres baveurs !
Je la boucle un moment.
— À quoi penses-tu ? insiste cet insatiable Fernand.
— Je pense qu’il a fallu une planque de tout repos au gars qui camouflait la voiture ! Un os de cette dimension, tu te rends compte ? Le soustraire du monde pendant…
Je bondis en bas du tabouret.
— Nom de Zeus !
— Quoi ? croasse mon pote, les sourcils à l’horizontale.
On dirait qu’il a à la base du front une hirondelle en plein vol. Ses yeux veloutés distillent de la curiosité à plein régime.
— Je pense à quelque chose…
— Vas-y, je t’écoute…
— Non, classe, c’est trop ténu, rien que d’en parler ça pourrait le briser.
— Mais…
Je fiche une claque amicale à mon ami.
— Va déguiser l’humanité laborieuse en Brummell, moi j’ai école…
Sur ces paroles senties je m’évacue du troquet et je cours jusqu’à ma bagnole dont un poulardin relève le numéro because elle empiète passablement sur les clous.
— Ne vous donnez pas tant de bobo, vieux, lui dis-je en présentant mes fafs, nous marnons pour la même taule, y a que le rayon qui change !
Et me voilà fonçant sur Fontenay.
Au rayon du hasard !
Je vais à la mairie de Fontenay, service du cadastre, et j’y parviens au moment où les employés s’apprêtent à aller grailler la tortore de leurs bonnes femmes.
Le chef de service est sensible à ma personnalité et consent à différer son alimentation pour satisfaire à mes questions.
Je lui annonce l’adresse de la propriété de feu Veller et je lui demande à qui Aristide Veller a acheté ce terrain. Il plonge dans un gros registre et son nez de rat musqué court sur les pages calligraphiées.
— La propriété appartenait à une dame Carotier, veuve Viaud, qui l’avait héritée d’un premier mariage.
Non, les gars, ne criez pas au miracle. Ne vous dites pas que j’ai le nez en forme de pompe aspirante ou que je suis doué d’un sixième sens, seulement je me sers très bien des cinq que le Bon Dieu m’a dévolus et ça donne d’excellents résultats.
En parlant de l’auto avec Fernand tout à l’heure, et de la planque aux pommes qu’il avait fallu, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer la propriété voisine de celle de mon ami. C’est une sorte de petit terrain vague en pente qui démarre depuis la voie ferrée. À cet endroit la ligne est à au moins vingt mètres de hauteur et, dans ce remblai naturel se trouvent des grottes artificielles servant de hangars autrefois aux paysans qui cultivaient ce terrain. Ces cavités dans la colline constituent des abris merveilleux. Le reste du raisonnement, d’accord, n’a plus été qu’une question de blair. Par exemple, en évoquant le terrain, je me suis dit qu’il était surprenant que quelqu’un ait eu l’idée de l’acheter pour y faire construire. Comme situation il est plutôt tartouze et il faut l’avoir à soi pour se décider à y bâtir maison. Or, je me suis rappelé que, sur le permis de conduire de Viaud trouvé sur le cadavre, il y est écrit qu’il est né à Fontenay…
Je demande à l’employé qui me lorgne d’un œil indécis.
— Et, avant Auguste Viaud, qui était propriétaire du terrain ?
Il part en recherches.
— Son père, Sébastien Viaud, maréchal-ferrant à Fontenay…
Voilà, nous y sommes ! Le gars Auguste, futur agent double, à été un mouflet. Il a couru dans les rues de cette banlieue, il a joué sur ce terrain vague où son père remisait les vieux chariots qu’on lui donnait à réparer… Un jour, vieillissant, il en a eu marre de l’aventure. Il a tout plaqué et il est revenu en France. Il s’est mis en cheville avec les Carotier pour avoir le terrain, ils le lui ont donné. Ensuite il a voulu du fric, et alors ça n’a plus été du kif !
Le louchébem tenait à ses piastres, à sa tranquillité, à la gonzesse pour qui il avait fait les pires couenneries. Viaud-Veller lui a rendu visite en vain, il a dû lui dire qu’il réfléchirait et puis, dès que l’autre a eu repris la route de Pantruche, il lui a écrit la lettre que vous savez.
— Merci, dis-je au préposé de la mairie.
— De rien, murmure-t-il, je suis un fonctionnaire, comme vous !
Les hommes ont toujours la manie de se gargariser avec des formules tricolorisantes (du moins lorsqu’ils sont Français). Le bleu, couleur du ciel, comme dit un comique célèbre, le blanc, couleur de la blancheur et le rouge qui, s’il était vert, serait la couleur de l’espérance.