— C’est rare de voir un fonctionnaire qui fonctionne, riposté-je en lui tendant cinq doigts valeureux qu’il touche timidement comme une relique.
Comme il est l’heure des braves et que mon estomac qui a la parole fastoche crie famine (et il est poli !) je vais grailler un morcif dans un restaurant du type « chauffeurs de taxi ». En y consommant un céleri rémoulade et un steak échappé d’une cordonnerie-express, je lie connaissance avec des maçons, ce qui est plus aisé que de lier une sauce. On lie les sauces avec du vin blanc et on se lie avec les maçons au moyen du vin rouge[8].
L’un des gars, habilement questionné par mes soins, finit par me rancarder sur l’entreprise de maçonnerie qui a commencé la construction de la maison du faux Veller. Il s’agit de la maison Maideux fils, rue du Lieutenant-Colonel-Sabretache, à Fontenay.
J’y parviens à l’instant précis où une horloge paresseuse égrène le coup d’une heure et demie (si j’ose dire).
Je tombe sur un vieux pionard à la trogne vultueuse. Il a du poil sur le nez, alors que la plupart des gens en ont à l’intérieur. Ses yeux marinent dans le vin rouge et il sent bon le légionnaire négligé.
— M. Maideux ? m’enquiers-je.
Il secoue la tête à la fois pour marquer une rigoureuse négation mais aussi pour faire choir le filament argenté qui pend de sa narine droite.
— L’est mort, déclare le maçon avec un accent italien.
— Son fils n’est pas encore arrivé ?
— Non.
— Vous allez peut-être pouvoir me tuyauter. Il s’agit de ce chantier que vous aviez commencé mais qui n’a pas été fini, près de la voie ferrée.
— Chez l’Anglais ?
— Voilà ! C’est vous qui…
— C’est moi qué jé dirigeais l’équipe…
— Alors vous allez pouvoir me renseigner… Au cours des travaux, n’avez-vous pas remarqué une vieille voiture dans l’une des grottes artificielles creusées dans le remblai ?
Il hésite et se trouble. Sa bouche aux lèvres ripolinées par le picrate s’entrouvre comme celle d’une carpe hors de l’eau.
— Répondez !
Il secoue la tête.
— Je… Non… C’est…
Affolé, le vioquard ! Pour lui filer lgrand saisissement je lui expose ma carte et alors c’est la grosse crise d’asthme. Il manque d’oxygène et ses éponges font bravo.
— Il vaudrait mieux que vous me disiez la vérité, insisté-je. Quand c’est un poulet qui vous la demande on a toujours de graves ennuis en ne la disant pas.
— Quand j’ai lou dans le journal, Madona ! j’ai dit au pétit de ne pas en parler… Si on avait su qu’il y avait un pauvré mort dedans le coffre, Christo Santo, on l’aurait laissée où elle était !
— Allez-y, pépé, je vous prête une oreille attentive que vous me rendrez à la sortie !
Dans un français rendu pratiquement inaudible par l’émotion, il me bonnit la vérité, rien que la vérité.
Oui, au cours des travaux ils avaient repéré une bagnole, son gâcheur de mortier et lui, dans l’une des grottes. L’auto était dissimulée sous des fagots de bois. C’est en allant assouvir un besoin pressant que le commis avait fait cette trouvaille… Seulement, comme Veller leur tombait sur le poil à chaque instant, ils n’avaient touché à rien… Et puis l’English ( !) s’était tué et les travaux avaient été interrompus… Plusieurs mois s’étaient écoulés et un jour, Maideux fils avait voulu récupérer des bâches demeurées sur le chantier. Il avait donc envoyé le vieux et son commis avec la camionnette pour charger le matériel subsistant dans la maison inachevée.
L’arpette s’était souvenu de la vieille guimbarde et avait dit au vieux qu’il voudrait l’amener au jour. Ils avaient débarrassé les fagots et avaient poussé la vieille Renault hors de son trou. Par jeu, le môme avait mis dedans un peu de l’essence de la camionnette et avait essayé de la mettre en marche. Miracle de la bonne marchandise d’avant-guerre. Malgré ses années d’immobilité, malgré que la batterie se fût vidée, le teuf-teuf avait pu démarrer à la manivelle. Le gamin avait parcouru quelques mètres avant de caler. Ils avaient alors abandonné le véhicule là où il se trouvait. La machine leur était sortie de l’esprit et puis, l’autre jour, ils avaient appris par la presse la macabre découverte que nous avions faite, Fernand et moi. Ça leur avait collé les jetons et ils avaient décidé de ne pas moufter.
Je regarde le vieux. Bien sûr, c’est ainsi que les choses se sont passées. Ça ne peut pas s’être passé autrement. Cette tire n’avait que quelques mètres dans le ventre après son séjour de quinze ans dans la grotte. Elle ne pouvait venir de loin… Pourquoi ne me suis-je pas fait la réflexion tout de suite ? Parce que j’ai découvert le cadavre et que je n’ai plus pensé qu’à lui ? Oui, sûrement. Comme quoi il ne faut pas toujours regarder ce qui est le plus visible…
Fernand avait raison…
Tout cela, je l’enregistre… Et puis je poursuis mon boulot de déductions et je me dis que si la voiture se trouvait là où elle était, c’était parce que Viaud l’y avait amenée. Je me dis encore que si Viaud l’a amenée dans la fausse grotte c’est parce que c’est lui qui a exhumé le cadavre de l’espion fusillé à sa place. Du reste, n’était-ce pas son intérêt ? Car enfin, si les Allemands avaient appris que le mort n’était pas Viaud, ils en auraient conclu que Viaud était un gars qui les avait drôlement feintés et ils se seraient mis sérieusement à sa recherche… Bon, Viaud a donc déterré son « remplaçant »… Mais alors ? Alors c’est lui qui avait la montre de Laurent ? Et s’il l’avait, c’est parce qu’il avait tué le commissaire… Il l’a tué parce que celui-ci en savait trop. Le Vieux n’a-t-il pas dit que l’I.S. ne laissait rien au hasard ? Pourquoi lui avoir volé sa montre ensuite ? Parce qu’elle contenait quelque chose que Viaud avait confié à Laurent au moment de son arrestation… Par simple mesure de sécurité… Quelque chose que les Allemands ont cherché à récupérer par la suite…
Le vieux Rital est toujours là, titubant sur ses flubes. Il a les yeux qui lui pendent sur les joues. Les poils de son naze frissonnent dans la brise…
D’autres mecs radinent… Une petite gouape entre autres… Je suis prêt à vous parier une rame de papier contre une rame de métro qu’il s’agit de l’apprenti dont m’a parlé le roi de la truelle. Au regard qu’ils échangent je sens ça… Je lâche le vieux et je m’approche du jeunot. Cheveux bruns, rouflaquettes, œil bravache, petite médaille à dix ronds sur la poitrine… Vous mordez le personnage ? Ça se prend pour un casseur. Ça se bigorne avec des potes quand c’est gelé, ça fait de la moto…
— Par ici, petit gars !
Il me regarde. Il s’efforce à prendre l’air vache de vache…
— De quoi ?
— Amène-toi, j’ai deux mots à te dire.
L’apprenti tourne son regard vers le vieux qui détourne le sien. Je guide le petit mec jusqu’à ma voiture et le fais monter. Puis je m’installe au volant. Je réfléchis. Je n’ai pas envie d’attaquer sec… Autant le laisser mijoter et ne pas faire de fausse manœuvre…
Je pense que ce gamin s’est donné bien du mal à sortir l’auto de la grotte… Il a déplacé des fagots, il l’a nettoyée, il a bricolé le moteur, mis de l’essence… Tout ça, ça n’était pas pour voir si elle fonctionnait. C’était autre chose qu’un jeu… Il voulait la chouraver, simplement. Il s’était dit que le propriétaire du coin étant clamsé, il pouvait s’emparer de la vieille tire sans gros risques… Seulement il ne l’a pas fait ! Pourquoi ? Aurait-il ouvert le coffre et vu son contenu ? Non, le coffre était rouillé, j’ai dû faire de gros efforts pour l’ouvrir… Alors ?
8
Certains esprits chagrins déploreront la pauvreté de ce trait d’esprit. C’est à eux que je le dédie, car je considère comme un devoir de fournir du pain à ceux qui ont faim, et de quoi s’indigner aux râleurs.