— Continuez votre repas, dis-je, je n’en ai plus pour longtemps à vous importuner.
— Y a pas de mal, dit le gros. Vous buvez un coup avec nous ?
C’est offert de bon cœur et j’accepte. Son picrate a un goût de vinaigre qui ranimerait un noyé de huit jours. Je le déclare exquis.
— Madame Carotier, après l’arrestation de votre mari, avez-vous jamais reçu la visite de gens… heu… avec qui il travaillait ?
Elle hésite et regarde son second étalon. Le débiteur de viande morte vide son godet.
— Encore un que les Boches n’auront pas ! assure-t-il ostensiblement.
M’est avis que sa bourgeoise ne doit pas l’avoir chouette avec cézigue. Il lui fait payer chérot les couenneries du Viaud, le boucher !
— Répondez-moi, c’est très important…
Elle me trouve gentil pour un poulardin et ça l’encourage.
— Je n’ai pas eu de… visites avant l’invasion… À ce moment-là, des officiers allemands sont venus à la maison…
— Que voulaient-ils ?
— Savoir les noms des policiers qui avaient arrêté mon mari.
Il se fait une légère lueur en moi.
— Et vous les saviez ?
— Non… Ce sont des pompiers qui…
— Je sais…
— Ils ont gardé mon mari à vue en attendant l’arrivée des gardiens de la paix… Ceux-ci ont emmené mon mari au commissariat et puis voilà…
— C’est ce que vous avez répondu aux Allemands ?
— Oui…
— Et depuis ?
— Je n’ai jamais plus entendu parler de rien…
Je crois que ma visite a assez duré. Je lève mes quatre-vingts kilos de charge utile et je repousse la chaise sous la nappe.
Mais les deux rentiers ne me laissent pas évacuer leur territoire de la sorte.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète Carotier. Il y a du nouveau ?
— Non, toujours de l’ancien… C’est la voiture volée qui remet tout en question…
— Vous l’avez retrouvée ?
— Oui : en Seine-et-Oise… C’est bête, hein ?
— Les voleurs sont arrêtés ? demande la dame Carotier.
— Non… l’auto était abandonnée.
J’hésite à parler du contenu macabre. Réflexion faite, je m’abstiens. C’est pas la peine de flanquer un fantôme dans l’intimité de ces braves gens. Ils l’ont eu assez saumâtre comme ça.
Je leur serre la louche et je vais rejoindre ma pauvre Nicolette. Pas bileuse, la secrétaire Heiffimowitchi cueille de la violette toute fraîche sur le talus…
— Alors, chérie, ça te plaît, la Savoie ?
— C’est merveilleux !
Nous cherchons un petit restaurant au bord du lac. Une vieille ratatinée nous confectionne une omelette toute aux œufs et nous propose un fromage tout au lait… Repas frugal, mais dont on ne peut nier qu’il est sain.
La Nicole de mes rêves émet le désir de faire une promenade en barque sur le lac… Mais j’ai toujours trouvé idiot de tirer sur une paire de rames. Moi, je n’aime piloter que les véhicules qui vous conduisent quelque part. J’ai horreur des circuits en terrain clos.
— Les barques sont pleines de flotte, chérie, avec tout le bonheur qui a dégringolé ce matin… Viens, je vais te faire le coup du muguet princier…
Je l’entraîne dans le bois, derrière l’auberge… C’est plein de rondins empilés. Je lui fais une pastorale qui la comble de félicité et d’aiguillettes de pin.
S’aimer en regardant un tel paysage, c’est une aventure, croyez-moi. Ce lac, vous parlez d’une salle de bains ! Quand nous avons achevé de faire travailler nos deltoïdes, nous découvrons un brave homme de bûcheron tranquillement assis sur une souche à quinze mètres de nous. Il casse la croûte en se taillant des morcifs de brignolet gros comme le poing. Notre démonstration ne l’a pas affecté outre mesure. Nicole se sauve en poussant des cris d’orfèvre. Moi, pas trop démonté, je me contente d’adresser à notre téléspectateur un salut courtois. Ce salut qu’ont les acteurs après la grande tirade du trois. Il me répond par un hochement de tête aimable.
— Ça va ? me crie-t-il.
— Pff ! fais-je, ça va, ça vient !
Asticot’s house
Comme Voiron se situe entre Aiguebelette et Grenoble, je m’arrête au cimetière de la petite ville en rentrant.
— Tu as encore un client à voir ? ironise Nicole en me voyant stopper devant le club des allongés.
— Oui, dis-je. Un client auquel je veux faire une petite concession.
Elle soupire.
— Je croyais que c’était une escapade amoureuse, en réalité c’est un voyage d’affaires !
Je me renfrogne. Si la donzelle ramène sa fraise, je vais me déguiser en mufle avant longtemps !
Sans répondre, je franchis le portail ouvert à double battant. Justement y a enterrement dans le patelin. Le cimetière est envahi par ce que les journaleux appellent une foule nombreuse. Une boîte en sapin est déposée au bord d’une tombe ouverte et un peigne-cul aux subjonctifs défaillants fait le panégyrique de son occupant. C’est la grosse vente réclame de salades saisonnières… L’instant bref et inévitable où le disparu passe pour un saint. On profite de ce que les assistants ont le traczir de la grande faucheuse pour déverser de l’épithète choisie avec un camion-benne. Après, chacun regagnera son chez-soi, son bistrot, son pied-à-terre, ses habitudes et recommencera à se dire que l’enterré de frais n’était après tout qu’un puant et un va-de-la-gueule, un pauvre mec, un vicelard et que ça lui fait les pinceaux d’être canné après avoir passé des lustres à faire pleurer les noix de ses contemporains !
Je me file en queue de cortège. Le bonimenteur a des trémolos sous la menteuse et les dames de l’assistance reniflent comme tout un groupe scolaire en février.
Le gars déballe des choses immortelles sur un nommé Céleste Courtecuisse que je présume être le défunt. Il bave en sélectionnant les qualificatifs, en faisant accorder les participes, mais en jonglant avec les verbes. Il débloque comme quoi le Céleste Courtecuisse était président de l’Œuvre des farines lactées aux vieillards nécessiteux ; vice-président de celle des unijambistes à la montagne ; trésorier de la Société pour l’eau chaude obligatoire dans les aquariums et enfin vice-secrétaire général adjoint d’honneur de l’Amicale des anciens du train des équipages de la flotte de Voiron. Un personnage ! Mieux : une personnalité ! Pour nous résumer, un cocu quelconque qui, comme tous les bipèdes de la planète, a passé sa petite vie furtive à s’enrubanner d’honneurs puérils !
J’attends que le bavocheur ait fini de passer la brosse à reluire sur le cercueil. On dirait un commissaire-priseur vantant la came qu’il doit brader ! Mais il n’y a que la mort qui soit preneur ! Une fois, deux fois, trois fois ! Adjugé !
Enfin, c’est fini. Le maître de cérémonie offre une tournée générale de goupillon, puis les assistants s’évacuent par la sortie des artistes… La représentation est terminée. Ils s’en vont vers la chaleur, la lumière, l’amour, la becquetance… Vers la vie !
Les deux fossoyeurs se crachent dans les paluches et se mettent à descendre le cercueil dans le caveau des Courtecuisse. J’attends patiemment, à l’écart. Lorsqu’ils émergent du pied à terre, je m’approche d’eux.
Ce sont deux solides poivrots dont les nez n’attendent qu’un coup de peau de chamois pour servir de feu rouge.
— Dites-moi, mes braves, j’ai besoin de vous.
Ils me détronchent sans enthousiasme. Ils ont des casquettes crasseuses, des futals de velours pleins de glaise et de la corne aux pattes. Mon intrusion les agace d’autant plus que la famille de leur petit dernier vient certainement de leur allonger un petit bouquet et qu’ils ont hâte d’avoir achevé le turbin pour écluser le pactole. Tous les pourliches que ces deux bons mecs enfouillent doivent être rapidement convertis en boissons fermentées.