L'inspecteur de la PJ avait fait venir, par surcroît de précautions, deux spécialistes des empreintes digitales. On en avait repéré sur les meubles et sur les clinches des portes, tant dans l'appartement que dans les chambres de domestiques.
On reçut, un peu avant dix heures, la réponse par téléphone.
Aucune des empreintes relevées ne correspondait à celles existant à l'Identité judiciaire. Autrement dit, ni les maîtres, ni le personnel n'étaient des repris de justice.
— Voyez-vous... Cette Sacramento... Ou plutôt cet homme qui se faisait passer pour Sacramento...
— J'ai compris... grogna Torrence.
— En quittant la villa de Triel, elle a eu un doute... Elle a perçu quelque chose d'anormal dans le regard de la bonne Mme Pitchard... Pas assez pour avoir une certitude... Mais elle... Je veux dire il... Il s'est mis sur la défensive... Il a alerté sa nièce...
— Qui ne doit pas être sa nièce...
— Est-ce que, oui ou non, vous me laisserez finir, patron? Et on sentait qu'Emile était vraiment en colère.
— Alors?
— Tout le monde se tenait sur le qui-vive... Il y avait même un code spécial pour prévenir la vieille dame... enfin le...
— Compris...
— ... pour le prévenir au Club des vieilles dames... Il suffisait d'acheter la complaisance de la demoiselle du vestiaire... Je serais bien heureux d'aller faire un tour de ce côté...
Torrence, de mauvaise humeur, regarda avec insistance les cheveux bruns de son collaborateur.
— Cela vous demandera une nouvelle transformation... D'après ce que vous m'avez appris des statuts de cet étrange club, la présence des hommes et celle des femmes âgées de moins de cinquante ans est strictement interdite, et je ne vois pas... A moins que vous ayez le désir de vous déguiser en vieille femme...
Mauvaise carburation dans le moteur de l'Agence O. Emile, en effet, riposte, vexé:
— Cela me serait plus facile qu'à vous...
Et il fixe intentionnellement le ventre proéminent de l'ex-inspecteur Torrence.
A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô !... répond Emile. Chez Mme Sacramento, oui... Elle n'est pas ici, mais...
Et, à l'autre bout du fil, une voix fraîche s'exclame:
— Je le sais bien, patron...
C'est Mlle Berthe, qui monte la garde cité Bergère, dans les bureaux de l'agence.
- Je ne voulais pas vous déranger... Mais voilà déjà trois fois qu'une certaine Mme Pitchard téléphone... Elle voudrait vous parler d'urgence... Je ne lui ai rien dit, naturellement... Je lui ai promis que, dès que vous rentreriez, vous iriez la voir. Elle a ajouté que vous n'aviez pas besoin de faire attention à l'heure et qu'il ne s'agissait pas d'une visite mondaine...
III
Où Emile ne se tient pas pour battu, et où il découvre que
ces dames ne dédaignent pas de s'amuser comme des petites
filles
Mme Pitchard était tout sucre, tout miel. Elle attendait Emile dans son appartement douillet du quai de Passy et elle avait préparé une bouteille d'alcool plus que vénérable.
— Je vous ai beaucoup dérangé, n'est-ce pas?... Mais si! Je me rends compte, maintenant, combien j'ai été sotte...
Emile avait déjà compris, mais il préférait attendre la suite.
— Il ne faut pas trop faire attention à ce que racontent les vieilles dames... Pour nous, un événement sans importance devient tout un monde... Si vous pouviez nous voir, au club!... Il nous arrive de nous amuser un aprè-midi entier avec un rien...
Emile ne manifestait toujours aucun sentiment. Il se tenait assis, bien sage, sur le bord de sa chaise, les mains sur les genoux, et, à vrai dire, s'il écoutait ce que lui disait son interlocutrice, d'autres pensées se superposaient à son discours.
« Voilà, se disait Emile, une cinquantaine de vieilles dames de la plus haute société... La plupart ont eu une vie mondaine et ont élevé une famille... Fils et filles sont maintenant mariés... Les maris, en général, sont morts ou gâteux... Le Club des vieilles dames ressemble plus à un couvent qu'à un cercle et, comme le dit Mme Pitchard, ces dames s'amusent d'un rien et doivent rire comme des petites folles de la plus innocente plaisanterie...
» Or, si on lit la liste des membres du club, on s'aperçoit que ce petit groupe plus ou moins ridicule représente une fortune incalculable... Il n'est pas une de ces dames qui ne puisse signer sans sourciller un chèque d'un million, et certaines d'entre elles sont plus de cinquante fois millionnaires...
Mme Pitchard continuait, en versant du vieil alcool ambré à Emile:
— J'ai eu le tort d'attacher trop d'importance à un incident qui n'en a pas et qui ne doit pas en avoir... Sur le moment, la présidente a été aussi émue que moi, et c'est pourquoi je vous ai appelé... Aujourd'hui, nous avons eu réunion du comité... Je me suis fait taper sur les doigts...
— Pardon, questionna Emile, où était Mme Sacramento pendant cette réunion du comité?
— Dans le grand salon... Nous ne lui avions encore rien dit... Il paraît qu'elle a reçu un coup de téléphone et qu'elle est partie précipitamment... Je disais que nous avons décidé à l'unanimité d'oublier l'incident... Une enquête est inutile et ne servirait qu'à nous ridiculiser... Certaines d'entre nous ont des maris dans la diplomatie ou dans les affaires; ils seraient furieux si leur nom était mêlé à une histoire somme toute sans importance...
Elle lui souriait de toutes ses dents, qu'elle avait fort belles.
— Je vous demande pardon, monsieur Emile, de vous avoir dérangé de la sorte... J'espère que vous voudrez bien conserver en dédommagement le petit chèque que je vous ai remis...
— Vous savez que Mme Sacramento a disparu ainsi que sa nièce?
— Vraiment?
— Il semble que cette fuite était préparée. En effet, on a retrouvé peu de malles dans l'appartement... Comme ces dames voyageaient beaucoup, on aurait dû normalement trouver plus de bagages... En outre, comme par hasard, tout le personnel est absent...
— Vous voyez que j'ai raison et que tout est pour le mieux... Se sentant découverte, la fausse Mme Sacramento a décidé de changer de genre de vie, et nous n'entendrons plus parler d'elle... Encore une fois, je compte sur la discrétion de l'Agence O, que je remercie pour la célérité avec laquelle...
Et encore des phrases, et des minauderies! Drôle de femme! Emile ne s'expliquait pas encore bien l'impression qu'il ressentait devant elle. Il y avait, en effet, chez Mme Pitchard, un mélange de fermeté, de bon sens et d'enfantillage... Ses traits étaient nets, presque volontaires, et parfois son regard trahissait une naïveté inattendue...
— Bonsoir, madame... Je vous promets que, à moins d'un incident nouveau, l'Agence O se taira et...
Torrence, qui l'attendait dans un café proche, en face d'un demi bien tiré, grogna:
— C'est bien fait!... Il n'était pas de notre dignité d'accepter cette enquête saugrenue...
— Dites, patron... Je crois que je vais prendre un jour ou deux de congé...
— Ah!
Et Torrence, qui avait compris, regarda longuement son demi avant de soupirer:
— Tant pis pour vous, mon vieux... J'ai toujours dit que vous aviez une âme d'amateur...
Le premier travail d'Emile, le lendemain matin, consista à se rendre au central téléphonique Passy, où il fit passer sa carte. Après d'assez brèves recherches, on lui annonça que la veille, à 19 h. 43, Mme Pitchard avait reçu un coup de téléphone de Bourg. La communication, qui avait été demandée par l'Hôtel de Genève, à Bourg, avait duré un peu moins de six minutes.
La seconde tâche d'Emile fut de téléphoner à l'Hôtel de Genève, à Bourg. Là, il apprit que la communication avec Paris avait été demandée par un couple de passage. Le couple, dans une puissante automobile, se dirigeait vers la Suisse. Il était composé d'une jeune fille très belle et d'un vieux monsieur petit et maigre qui paraissait Américain.