Autrement dit, la fausse Mme Sacramento semblait avoir repris son apparence masculine.
Emile, alors, hésita à faire le voyage de Bâle. Il était onze heures du matin et il n'avait pas encore mis les pieds à l'Agence O.
Avant de s'embarquer, il décida de téléphoner à tout hasard au poste frontière. Pour cela, il s'adressa au commissaire Lucas, de la Police judiciaire, qui lui permit de se servir d'une ligne officielle.
— L'Agence O continue cette enquête? S’étonna Lucas. Il est vrai que les agences privées ont tous les droits. Pour nous, c'est fini. Il est permis à chacun de quitter en hâte son appartement, et Mme Sacramento ne paraît avoir commis aucun délit. Ce n'est pas parce qu'une vieille folle prétend lui avoir vu pousser de la barbe sur les joues...
Le poste frontière était à l'appareil. Emile se fit lire la liste des voyageurs qui avaient pénétré en Suisse la veille au soir. Lucas le vit sursauter quand il entendit:
— Arthur Simson, de Philadelphie, et sa nièce...
— Du nouveau? S’étonna Lucas.
— Presque rien... Un nom qui me rappelle quelque chose... Vous avez raison, commissaire... Cette affaire ne paraît pas intéressante...
— Vous abandonnez?
— Encore un renseignement ou deux à obtenir, et il est fort probable, en effet, que je m'occuperai d'autre chose...
Emile mentait. Il n'avait jamais été aussi intéressé par cette ahurissante histoire que depuis qu'il avait appris que Mme Sacramento et Simson ne faisaient qu'un.
Ainsi l'homme qui, à Istanbul, quelques années plus tôt, descendait au Péra-Palace en compagnie de Rosita, était le même que la grande dame panaméenne du Club des vieilles dames!
Un quart d'heure plus tard, Emile était à l'Agence O.
— Vous avez besoin de la bagnole, patron?
— Je croyais que vous étiez en congé...
— Justement... Je voudrais aller faire un tour à la campagne...
— Le long de la Seine, je suppose?
Et Torrence soupira.
Le temps était sec, ensoleillé. Emile, au volant de la petite voiture découverte, longea en effet la Seine jusqu'au pont de Triel et là s'informa de la villa de Mme Pitchard. Il s'attendait à trouver une petite villa confortable, mais sans luxe exagéré. Mme Pitchard n'en avait-elle pas parlé comme d'un modeste refuge pour le week-end?
Il fut assez étonné d'apercevoir bientôt un parc de plusieurs hectares entièrement clos de murs. Au-delà d'une magnifique grille d'entrée, deux jardiniers étaient penchés sur des parterres.
Quant au bâtiment principal, il méritait plutôt le nom de château que celui de villa. Il était vaste, de proportions harmonieuses. Dans les communs, on voyait des écuries pour plusieurs chevaux.
Emile évalua grosso modo le nombre de domestiques nécessaire à l'entretien d'une pareille propriété à huit au minimum.
Ce qui l'étonna davantage encore fut d'apercevoir, dans le garage, deux voitures, qu'un chauffeur était occupé à laver au jet.
Afin de ne pas attirer l'attention, Emile alla ranger la sienne dans le village de Triel et il revint sur ses pas, avisa un petit café de campagne situé non loin de la propriété. — Vous pouvez me préparer une omelette, ou n'importe quoi à manger?
— Mais oui, monsieur... Si vous voulez de la poule au pot, il y en a justement aujourd'hui...
Il déjeuna plus confortablement qu'il aurait cru, en bavardant avec le patron.
— Belle propriété, hein!...
— Mais qu'est-ce qu'elle doit coûter comme entretien...
— Qu'auriez-vous dit, alors, du temps de M. Pitchard... Ces étrangers, ça ne regarde pas à l'argent...
— Il y a longtemps que M. Pitchard est mort?
— Une dizaine d'années... C'est à peine si nous l'avons vu dans le pays... Un jour, nous avons appris que la propriété, qui appartenait à un comte ruiné, avait été rachetée par un riche Australien... Il paraît qu'il était dans les laines, et qu'il possédait des dizaines de milliers de moutons, certains disaient des centaines de milliers...
Toujours est-il que des architectes et des entrepreneurs se sont installés à Triel et, pendant un an, les travaux ont été bon train...
Puis des entraîneurs sont venus, des jockeys, et on a parlé d'une écurie de courses...
» Quant au propriétaire, on ne le voyait pour ainsi dire pas... En tout, je me demande si je l'ai aperçu quatre fois, toujours dans une grosse voiture américaine, un cigare au bec...
» Il paraît qu'il était ivre du matin au soir... Il avait un yacht quelque part en Méditerranée, un appartement à Paris, un autre à Londres et, m'a-t-on affirmé, un château historique en Ecosse... Mais c'est à bord de son yacht qu'il vivait la plupart du temps...
»Il y a vraiment des gens qui ne savent que faire de leur argent alors que le pauvre monde a tant de mal à joindre les deux bouts...
— Et Mme Pitchard?
— Voyez-vous, monsieur, ces ménages-là, ça ne vit pas comme nous... Ça va, ça vient... Ça circule séparément à travers le monde et, quand ça se rencontre, ça se salue cérémonieusement, comme si ça ne se connaissait pas... On se demande quand ils trouvent le moyen de faire des enfants!... D'ailleurs, les Pitchard n'en avaient pas...
» Plusieurs mois après la mort de M. Pitchard, qui s'est noyé en Méditerranée, un jour qu'ivre mort il se promenait sur le pont de son yacht, peu de temps après sa mort, dis-je, Mme Pitchard est arrivée je ne sais d'où... Une petite dame bien simple, bien gentille, pas fière pour un sou...
» Depuis, on ne fait plus l'élevage des chevaux de courses... Elle n'a gardé qu'une partie des domestiques et on ne la voit guère que le samedi et le dimanche... Chut!... C'est le maître d'hôtel qui vient faire sa partie de dames...
Un homme d'une cinquantaine d'années, répondant parfaitement au type du domestique de grande maison, entrait au café et, après avoir serré en silence la main du patron, s'installait près de la fenêtre. L'aubergiste s'asseyait en face de lui et la partie commençait aussitôt.
Il fallut à Emile des trésors de patience pour engager la conversation. A quatre heures seulement, alors qu'un certain nombre de petits verres avaient été ingurgités, le jeune homme roux de l'Agence O se risqua à faire allusion à l'orage du samedi précédent.
C'est alors que le maître d'hôtel prononça quelques mots qui firent se dresser les oreilles d'Emile.
- ... Sans compter que ces dames s'amusaient à table comme des petites folles et n'en finissaient pas de dîner... -- Bah! Les vieilles dames sont un peu comme des enfants...
Le domestique haussa les épaules et laissa tomber:
— Il y a des limites... Quand on s'amuse à mordre dans des pommes, en choisissant les plus grosses, et à les tenir ainsi le plus longtemps...
— Ces dames s'amusaient à mordre dans des pommes?
— Il y en avait une quinzaine sur la table... Quand j'ai desservi, il n'en restait que quatre de mangeables... Elles avaient enfoncé leurs dents dans toutes les autres... Moi, je prétends que, quand on en est là, on ferait mieux de se soigner... Et si, après s'être amusées de la sorte pendant une demi-heure, elles remettent ça dans leur chambre...
— Vous n'allez pas me dire que ces dames, une fois montées, ont continué à...
— Pas toutes les deux... Mais la petite maigre... Sacramento, qu'on l'appelle... Elle sonne... Je me demande si j'ai oublié de lui mettre de l'eau minérale...
» — Voulez-vous me monter la corbeille de fruits?... me dit-elle. J'ai l'habitude, quand je me réveille la nuit, de manger des fruits....
» Je descends et, peu après, je lui porte la corbeille, après en avoir retiré les pommes dans lesquelles ces dames avaient mordu...