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— Ici... Les Australian... Depuis trois jours, elles baissent de dix à vingt points par jour...

— Vous avez des Australian?... Vous jouez en Bourse?

— Jamais !... Savez-vous, patron, qui est le gros actionnaire, presque le seul propriétaire de l'Australian, nom sous lequel est connu le plus important trust des laines en Australie?... C'est notre excellente amie Mme Pitchard...

— Tant pis pour elle si les titres baissent...

— Un instant, patron... Si les titres baissent, c'est qu'on en jette de gros paquets sur le marché... Or renseignez-vous dans les différentes Bourses du monde et on vous dira que c'est Mme Pitchard elle-même qui vend ses titres, tout comme si elle avait un pressant besoin de fortes sommes d'argent... Savez-vous à combien se monte la fortune de Mme Pitchard?... A environ soixante millions de francs...

— Et vous dites qu'elle a besoin d'argent?

— C'est-à-dire qu'elle est en train de faire réaliser par ses hommes d'affaires la plus grande partie de ce qu'elle possède... La Bourse est affolée... Le marché des laines s'alourdit de jour en jour... On se demande...

— Je ne comprends toujours pas...

— Supposez que quelqu'un réclame soudain à Mme Pitchard une somme énorme, la moitié par exemple, de ce qu'elle possède... La voilà bien obligée de vendre ses titres...

— Mais qui pourrait lui réclamer une telle...

— Nous y arrivons... Qui?... Pour se permettre de pareilles exigences, il faut naturellement avoir barre sur Mme Pitchard... J'ai tout de suite pensé à Mme Sacramento, qui a disparu voilà quinze jours et qui doit se trouver en ce moment quelque part en Egypte... Non plus sous le nom de Mme Sacramento, mais sous le nom d'Arthur Simson, citoyen des Etats-Unis... Qu'est-ce que la fausse Mme Sacramento a fait à Paris?... Elle s'est introduite au Club des vieilles dames... Elle a attendu patiemment son tour d'être reçue dans la villa de Triel... Et là, elle s'est amusée comme une petite folle, selon les paroles du maître d'hôtel, à mordre dans des pommes et à y faire mordre son hôtesse... Ensuite elle est parvenue à se procurer et à emporter une de ces pommes... Voici un câble que j'ai reçu voilà trois jours de Melbourne, patron, en réponse à une question que j'avais posée à la police de cette ville:

M. Pitchard a épousé Dollie Smits, sœur jumelle de Billie Smits. Stop. Billie Smits décédée au cours voyage en Argentine.

— Est-ce que vous comprenez, maintenant? Le richissime M. Pitchard, qui ne tarde pas à sombrer dans l'ivrognerie, a épousé Dollie Smits, laquelle a une sœur jumelle. Après une courte lune de miel, le ménage se disloque, comme cela arrive souvent dans ces milieux, et chacun voyage de son côté. Dollie voyage en compagnie de sa sœur Bu lie, qui n'est pas mariée.

» Un beau jour, on apprend à Buenos Aires que M. Pitchard est décédé en Méditerranée...

» Les deux femmes s'embarquent aussitôt pour venir prendre possession de la succession...

» Elles s'embarquent à bord du Mendoza et, à bord, une des deux sœurs succombe à une pneumonie... L'acte de décès est établi au nom de Billie...

» Comprenez-vous?... Billie peut mourir, puisqu'elle n'a pas à hériter... Mais supposez maintenant que la morte soit Dollie... Toute la fortune de Pitchard ira à des héritiers de la famille du mari...

» Deux jumelles se ressemblent généralement... Dollie Smits n'est jamais venue à Paris, où personne ne la connaît...

» C'est pourquoi, Dollie Smits étant morte, c'est Billie qui prend sa place et qui devient Mme veuve Pitchard...

» Cette simple substitution lui vaut une cinquantaine de millions au bas mot...

» La fausse veuve Pitchard vit à Paris, à Triel, à Cannes... Elle s'organise une existence agréable de vieille femme et elle ne se doute pas que quelqu'un, qui se trouvait à bord du Mendoza, a flairé la substitution... Voici, patron, la liste des passagers du Mendoza lors de ce voyage... Tout cela a été long à recueillir... Vous y relevez le nom de M. Simson et de sa nièce...

» M. Simson est un aventurier de haut vol...

» Qu'il parvienne à prouver que Mme Pitchard n'est pas la véritable Mme Pitchard, mais sa sœur, qui, elle, n'a aucun droit à l'héritage, et il pourra exiger la moitié au moins de la fortune...

» Simson n'est pas pressé... Il sait combien ces sortes de preuves sont difficiles à administrer... Il a de l'argent... Il n’hésite pas à faire le voyage de Melbourne et il a l'idée quasi géniale d'aller voir les meilleurs dentistes de la ville où les deux sœurs ont été élevées...

» Là, il apprend enfin que Billie, étant jeune, a porté longtemps un appareil dentaire pour lui redresser les incisives et qu'on peut encore, après tant d'années, repérer les traces de cet appareil...

» En outre, Billie a une canine légèrement déviée, à la suite d'une chute qu'elle a faite tout enfant.

» Avez-vous compris maintenant?

Toute l'Agence O s'est réunie autour d'Emile, qui triomphe modestement. Les yeux de Mlle Berthe, qui cache mal ses sentiments pour son jeune patron roux, sont brillants.

— C'est tout... Simson y a mis le temps... Il est devenu pour la circonstance Mme Sacramento... Il a voyagé toute sa vie... Il sait que la vraie Mme Sacramento, qui a passé la plus grande partie de son existence en clinique et qui a été discrètement internée comme folle, n'est connue ni de la haute société parisienne, ni de la colonie panaméenne... » Il lui faut des empreintes des dents...

» Au club, ces dames ne se permettraient pas de mordre à même une pomme...

» Mais, quand son tour vient d'être invitée à Triel, la fausse Mme Sacramento fait sa petite folle et obtient enfin les empreintes nécessaires...

» Il n'y a plus qu'à quitter Paris... Mme Pitchard ne se doute pas du vol qu'on a commis chez elle: une simple pomme! Mais une pomme qui va lui coûter des dizaines de millions...

» Un coup de téléphone la renseigne, et elle nous demande d'arrêter notre enquête...

» Puis, Simson en sûreté, c'est le chantage... Il exige, pour prix de son silence, des sommes colossales...

» Il faut vendre des titres...

Torrence fume lentement sa pipe, tête basse.

— Qu'est-ce que nous aillons faire?

— J'allais vous le demander, patron...

— En somme, cela ne nous regarde pas...

— C'est bien mon avis... Que ces millions soient dans une poche ou dans l'autre!... dans celle d'une fausse Mme Pitchard ou d'une fausse Mme Sacramento!... Qu'ils reviennent à des héritiers qui n'en ont pas besoin... Car je me suis renseigné... Les héritiers du côté de Pitchard sont aussi riches que leur défunt oncle...

— Dans ce cas...

Un geste vague.

— Parbleu! conclut Emile... Qu'ils s'arrangent, n'est-ce pas?

Ce qui ne l'empêche pas de passer son après-midi à écrire lettre sur lettre. Il est vrai qu'il les jette toutes au panier une fois terminées. Mlle Berthe, qui a la curiosité de vider le panier dès qu'il est sorti, devient sombre en lisant:

Chère Rosita...

Chère amie...

Madame...

Chère Mademoiselle et amie...

Mais non! Emile n'y est pas arrivé ! Il aurait tant voulu faire savoir à la belle Rosita qu'il n'avait pas été dupe et que lui seul, envers et contre tous, avait découvert la vérité sur la curieuse aventure du Club des vieilles dames!

Bah! Le monde est si petit... Peut-être un jour...

Le Docteur Tant-Pis

I

Où l'on voit Emile jouer aux échecs, Barbet reprendre une

fois de plus son métier de monte-en-l'air, et un cadavre

se déplacer comme par magie

L'homme aux cheveux gris coupés court sur la tête, au visage carré, aux épaules carrées, aux paupières lourdes mais aux prunelles mobiles, se renversa avec un soupir sur la banquette de moleskine grenat et laissa errer son regard sur cette salle de café, au premier étage, qui servait de siège social au Club des échecs de Paris.