Là seulement on pouvait voir autant d'hommes réunis garder un pareil silence, et c'est dans une atmosphère stagnante comme une mare que montait lentement la fumée des pipes et des cigarettes, tandis que des disques de carton amortissaient le choc des verres de bière sur les tables.
L'horloge à cadran doré suspendue entre les deux salles marquait dix heures vingt. L'homme qui venait de faire deux parties d'échecs se donnait quelques instants de répit, comme de rêverie. Dans quelques instants il se lèverait, endosserait avec un soupir son lourd pardessus et, de la place du Théâtre-Français, où il se trouvait, il se dirigerait à pas égaux vers le boulevard Beaumarchais.
-- Pardon, docteur... Permettez que je vous présente un camarade... Il ne fait pas partie du cercle, mais il est venu ce soir en invité et il vous a vu jouer tout à l'heure...
Un regard filtra, étonnamment aigu, des lourdes paupières et se fixa sur un jeune homme maigre, aux cheveux roux, aux lunettes d'écaille, qui avait l'air d'un jeune universitaire.
Quant à celui qui parlait, c'était le vice-président du cercle.
— Mon ami Tallandier, poursuivait-il, m'a fait part de son désir de jouer une partie contre vous et il est disposé à vous rendre une tour et un fou...
Le docteur Maupin était un des plus redoutables joueurs d'échecs du cercle. Il venait de gagner sans effort deux parties contre un Russe pourtant célèbre. Et voilà qu'un jeune inconnu le défiait, lui rendait deux pièces aussi importantes qu'une tour et un fou!
Le regard du docteur alla à l'horloge, au pardessus accroché à la patère, puis enfin au jeu encore sur la table. Le vice-président eut l'impression qu'un combat se livrait en lui, disproportionné avec la situation, qu'il y avait de la rancœur, peut-être même de la haine dans sa voix quand il laissa enfin tomber:
— Soit!... Asseyez-vous, monsieur...
Ce fut là une étrange partie. Certes, Emile, l'animateur de l'Agence O, était d'une certaine force aux échecs, mais pas, cependant, au point de rendre une tour et un fou à un adversaire comme le docteur.
Pour lui, toute la question était de retenir celui-ci dans la salle du premier étage du café jusqu'à ce que certain coup de téléphone...
Or le docteur Maupin paraissait avoir Percé à jour non seulement la véritable identité du jeune homme, mais encore son projet. Plus exactement, 'il réfléchissait, regardait tour à tour 'l'horloge et le jeu, paraissant s'attendre à quelque événement.
Le docteur était un homme massif, assez peu soigné de sa personne et aussi peu sociable que possible. On sentait le misanthrope vivant seul et accordant à la foule qu'il coudoyait une importance très relative.
Entre les deux joueurs, aucune parole ne fut prononcée. Emile s'efforçait de tenir bon, coûte que coûte, aussi longtemps qu'il le faudrait, tandis qu'au 67, boulevard Beaumarchais, Barbet, l'ancien monte-en-l'air devenu garçon de bureau de l'Agence O, fouillait minutieusement l'appartement du docteur situé au troisième étage.
C'était une affaire assez curieuse, assez vague aussi, que celle dont l'Agence O s'occupait ce soir-là. Une quinzaine de jours auparavant, une jeune femme de modeste apparence s'était présentée dans les bureaux de la cité Bergère. C'était le gros Torrence qui l'avait reçue; mais, de son cagibi, Emile, comme d'habitude, l'avait suivie des yeux et avait entendu tout l'entretien.
— Je ne suis pas riche, avait dit la jeune femme, qui s'appelait Marie Delamain. Mon mari n'est qu'un simple employé et gagne tout juste de quoi vivre. On m'a prévenue que vos tarifs étaient très élevés...
— Cela dépend de quoi il s'agit, avait répondu le bon Torrence.
Et, en effet, l'Agence O, imitant en cela les grands chirurgiens, demandait tantôt de fortes sommes pour s'occuper d'une affaire, tantôt oubliait de réclamer ses honoraires. Cela dépendait du client. Cela dépendait aussi de l'intérêt humain que l'enquête présentait.
— J'ai une tante, Mme Elisabeth Goron, qui est veuve depuis longtemps et qui vit seule dans une villa de Joinville. Ma tante a cinquante-cinq ans. Depuis quelques années, elle a fait la connaissance d'un médecin du boulevard Beaumarchais qui a pris sur elle une influence extraordinaire. Il s'agit du docteur Maupin...
» Je suis l'unique héritière de ma tante... Or je sens bien que, sous l'influence du docteur, son attitude envers moi a changé...
» Sous prétexte de soins, elle se rend boulevard Beaumarchais jusqu'à trois fois par semaine, et il lui arrive de rester deux heures entières dans le cabinet de ce Maupin...
» J'ajoute que, plus elle se soigne de la sorte et plus ma tante se porte mal... Je crains le pire... La dernière fois que je l'ai vue, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même...
» Pour vous dire toute ma pensée, j'ai l'impression qu'elle subit à son insu un empoisonnement progressif...
L'Agence O avait l'habitude des accusations de ce genre, mais généralement celles qui les énonçaient étaient de vieilles personnes ou des maniaques de la persécution. Or la jeune femme paraissait très équilibrée.
Ce fut Torrence qui se livra à une rapide enquête, sans trop de conviction. Les renseignements sur le docteur Maupin, qu'on appelait plus communément le docteur Tant-Pis, n'étaient pas fameux.
Il vivait comme un ours dans un appartement crasseux du boulevard Beaumarchais, où une femme de ménage venait deux heures chaque matin, et il ouvrait lui-même la porte à ses rares clients.
La spécialité du médecin était la neurologie, et la concierge se plaignait de ne voir défiler que des vieilles détraquées, selon son expression, ou des jeunes femmes hystériques.
A midi, le docteur Tant-Pis se contentait d'un repas qu'il préparait lui-même sur un réchaud, mais le soir il dînait, seul dans son coin, dans un assez bon restaurant de la Bastille, après quoi, invariablement, il allait faire sa partie d'échecs au club de la place du Théâtre-Français.
Quant à Elisabeth Goron, la tante de la jeune femme, elle répondait assez bien à la description que celle-ci en avait faite.
Sèche, mal portante et fébrile, elle vivait seule, elle aussi, dans une villa ou plutôt dans un pavillon de Joinville, à l'écart de toute autre habitation, sur le bord de la Marne. Elle était veuve d'un colonial qui lui avait laissé une fortune assez importante, mais elle était d'une avarice telle qu'elle vivait presque comme une pauvresse.
De là, cependant, à soupçonner le docteur d'empoisonner peu à peu sa cliente...
Or, la veille de cette partie d'échecs, Mme Marie Delamain avait fait une nouvelle apparition à l'Agence O. Elle était beaucoup plus alarmée que la première fois.
— Je ne sais pas ce qui se passe, dit-elle en tordant son mouchoir. Je me demande s'il n'est pas arrivé malheur à ma tante. Hier, je l'ai vue qui pénétrait comme d'habitude dans la maison du docteur. Comme je voulais lui parler, je l'ai attendue sur le trottoir du boulevard Beaumarchais. A six heures du soir, elle n'était pas encore sortie et je suis rentrée à la maison. Mon mari et moi habitons non loin de là, rue de Turenne.
» Le lendemain, c'est-à-dire hier, je suis allée à Joinville. J'ai sonné chez ma tante et je n'ai pas reçu de réponse...
J'y suis retournée l'après-midi, puis ce matin... Personne n'a vu ma tante et on ne répond toujours pas...
» Je ne peux m'empêcher d'avoir de sinistres pressentiments, car c'est la première fois que ma tante s'absente...
Des précisions sont ici nécessaires.
C'est le lundi, vers trois heures de l'après-midi, qu'Elisabeth Goron, selon sa nièce, avait pénétré dans la maison habitée par le docteur Tant-Pis, boulevard Beaumarchais, et, à six heures, elle n'en était pas sortie.