Le mardi, Marie Delamain sonnait en vain à la porte du pavillon de Joinville.
Le mercredi matin, elle y sonnait encore sans résultat.
Le mercredi après-midi — on était en hiver et la nuit tombait de bonne heure — Barbet, à la faveur de l'obscurité, se servait de ses talents de serrurier et pénétrait dans le pavillon.
Il n'y trouvait pas la propriétaire. Les pièces étaient en ordre, assez bien entretenues. Aucun préparatif ne semblait avoir été fait pour un voyage quelconque. Vêtements et objets de toilette étaient à leur place, comme si Mme Goron n'était sortie que pour quelques heures.
Tels étaient les faits.
Et voilà pourquoi l'Agence O avait décidé, suivant des méthodes assez audacieuses qui créaient souvent des frictions entre elle et la police officielle, de visiter l'appartement du docteur Tant-Pis.
Voilà pourquoi Emile, pour s'assurer que le docteur ne rentrerait pas chez lui pendant que Barbet inspectait les lieux, lui avait lancé un défi aux échecs.
Il s'agissait de faire durer la partie aussi longtemps qu'un coup de téléphone de Barbet n'annoncerait pas que la visite domiciliaire était terminée.
Emile jouait donc au ralenti, s'efforçant par tous les moyens de gagner du temps. Mais ce qui lui enlevait une partie de ses moyens, c'était de sentir le regard de son partenaire posé parfois sur lui, un regard trop aigu, trop intelligent, si intelligent que le jeune homme de l'Agence O avait l'impression très nette que sa ruse était éventée.
— Je crois que c'est moi qui aurais pu vous rendre non seulement une tour et un fou, mais une dame... laissa tomber le docteur, alors que la situation d'Emile devenait périlleuse. Il est près de minuit. Vous tenez à continuer cette partie?
Il y avait un lourd mépris dans sa voix, ce mépris dans lequel ce curieux médecin semblait envelopper l'humanité entière.
— Je défendrai mes chances jusqu'au bout... décida Emile.
A cet instant, un garçon vint le prévenir qu'on le demandait au téléphone. C'était Barbet.
— Ça y est, patron!... J'ai tout fouillé... Je n'ai rien trouvé... Par exemple, dans un coin du cabinet, il y a un placard... Malgré mon expérience, je n'ai pas pu avoir raison de la serrure... Ce placard est assez profond pour qu'on puisse y cacher un corps humain...
Quand Emile sortit de la cabine, il rencontra une fois de plus le regard du médecin et ce fut lui qui détourna la tête.
— Je suppose que, maintenant, articula avec dédain le docteur Tant-Pis, vous ne tenez plus autant à finir cette partie?
Il était tellement sûr de la réponse qu'il se levait et endossait son pardessus, que le garçon l'aidait à passer.
Contrairement à tous les usages, il sortit sans se donner la peine de saluer son partenaire, et Emile en devint rouge jusqu'aux oreilles.
Voici, par ailleurs, les derniers événements de cette nuit qui, malgré un début peu encourageant, devait être décisive.
L'Agence O s'était partagé le travail. Pendant que Barbet était boulevard Beaumarchais, Torrence attendait place du Théâtre-Français, et son rôle consista à suivre le docteur quand celui-ci sortit après sa partie d'échecs.
Le docteur Tant-Pis, comme il le faisait d'habitude, suivit à pied, sans se presser, la rue de Rivoli, puis la rue Saint-Antoine, prit la rue de Turenne et traversa la place des Vosges. Par la rue du Pas-de-la-Mule, il atteignit le boulevard Beaumarchais et rentra chez lui sans avoir adressé la parole à quiconque.
Par contre, il se retourna plusieurs fois, et Torrence eut la certitude que le médecin se savait suivi.
On vit de la lumière au troisième étage du 67. Cette lumière brilla pendant une demi-heure environ et tout s'éteignit.
Il était près d'une heure du matin quand les trois hommes de l'Agence O se retrouvèrent dans un petit café de la place de la Bastille où ils s'étaient donné rendez-vous.
— Je croyais venir à bout de toutes les serrures... grogna Barbet, qui n'était pas fier. Il fut un temps où les coffres-forts eux-mêmes ne me résistaient pas longtemps. Est-ce que je me suis rouillé? Toujours est-il que je ne suis pas arrivé à ouvrir ce placard du cabinet de consultation...
— On va se coucher? Questionna Torrence.
Emile était sombre. Il n'était pas plus fier de lui que Barbet. Cette partie qu'il avait jouée n'avait rien de prestigieux et il se souvenait, avec un poids sur les épaules, du regard de mépris que le docteur lui avait lancé quand il était sorti de la cabine, de la façon désinvolte dont son partenaire avait mis fin à la partie sans le consulter.
— Il savait qui j'étais... dit-il rêveusement.
— Dans ce cas, soupira Barbet, ce gars-là est fortiche, patron!... D'ailleurs, ce sont toujours les vieux solitaires comme lui qui sont les plus durs à cuire...
— Allons faire un tour à Joinville... décida soudain Emile.
Ils n'avaient pas avec eux la bagnole de l'Agence O. Ils hélèrent un taxi, et vingt minutes plus tard, ils longeaient la Marne là où, après le pont de Joinville, des villas se dressent tous les cent ou deux cents mètres.
— Vous croyez que le docteur viendra cette nuit? Questionna Torrence, qui avait sommeil, car il avait passé une partie de la nuit précédente à surveiller un banquier qu'on soupçonnait d'être sur le point de lever le pied.
— Il ne viendra certainement pas; il se doute que la villa sera surveillée.
— Alors?
Comment Emile aurait-il pu expliquer ce qu'il ressentait? Il y avait dans cette affaire quelque chose de troublant qui le gênait. Il ne pouvait pas oublier le regard du docteur.
— Nous allons arrêter la voiture à cent mètres et Barbet va, une fois de plus, jeter un coup d'œil dans la maison...
A quoi bon, puisque, à cinq heures de l'après-midi, cette maison ne contenait rien d'anormal?
Emile espérait-il qu'entre-temps Mme Goron était rentrée chez elle?
Barbet, prudent, commença par sonner. Il carillonna plusieurs fois sans obtenir de résultat. Ni lumière, ni bruit dans la maison.
Le chauffeur de taxi, inquiet, n'était pas loin de penser qu'il conduisait une bande de cambrioleurs.
On vit Barbet se pencher sur la serrure et on fut bien étonné de le voir revenir quelques instants plus tard.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Il se passe quelque chose de curieux, patron... Cet après-midi, la porte n'a pas résisté... Or, maintenant, il y a un verrou intérieur...
— Et cependant personne ne répond?
Les trois hommes se dirigèrent vers la villa, après avoir recommandé au chauffeur de les attendre. C'était une construction banale, datant d'une trentaine d'années, en briques rouges, avec un jardin tout autour.
Après quelques minutes, Emile appela:
— Par ici!...
Une petite porte, derrière, celle qui donnait sur le poulailler vide de poules, était entrebâillée.
Torrence, par prudence, tira son revolver de sa poche et on entendit le déclic du verrou de sûreté. Barbet sortit, lui, sa lanterne sourde.
Dans le corridor, quelqu'un accrocha au passage des balais dressés contre le mur et déclencha un vacarme. Ils attendirent. Aucun écho...
Rien d'extraordinaire au rez-de-chaussée... Un petit salon à gauche, meublé en série, avec partout des bibelots sans valeur... A droite, une salle à manger rustique donnant sur une cuisine en partie vitrée...
Ils gravirent l'escalier.
— Voici la chambre... annonça Barbet.
Et là, sur le lit, ils eurent la stupeur de découvrir le cadavre d'Elisabeth Goron... Le lit était défait... La vieille dame semblait être morte pendant son sommeil, car elle était en tenue de nuit...
— Ecoutez, Barbet... Il s'agit peut-être de la tête d'un homme... Quand vous êtes venu, cet après-midi, combien de fois vous êtes-vous arrêté en route?
— Une seule fois, patron...