— Qu'est-ce que vous avez bu?
— Un petit vin blanc de rien du tout... Je vous jure que je n'étais pas ivre, que je suis entré dans cette chambre, que le lit n'était pas défait et qu'il n'y avait personne...
Vous sentez, patron?...
Parbleu! A tel point qu'Emile fut obligé d'ouvrir la fenêtre. On tourna le commutateur électrique. Torrence, plus habitué que les autres après tant d'années passées à la Police judiciaire, se pencha sur le cadavre.
— Vous verrez que le médecin dira que cette femme est morte depuis deux jours au moins!...
— Qu'est-ce qu'on fait?
Il n'y avait pas le téléphone. Impossible de prévenir la police.
— Savez-vous ce que je vous conseille, patron?... Vous allez rentrer seul à Paris... Vous me laisserez Barbet... Je ne serais pas fâché, avant l'arrivée de ces messieurs, de visiter la maison à fond... Il nous reste quelques heures devant nous... Au petit jour, vous irez gentiment prévenir votre ancien collègue Lucas et ce sera l'envahissement habituel par la PJ et le Parquet...
— Vous ne trouvez pas que c'est hallucinant?
— Qu'est-ce qui est hallucinant? répliqua Emile? Qui avait repris son sang-froid comme il le faisait chaque fois que les événements devenaient plus graves.
— A cinq heures, il n'y avait rien sur ce lit... Depuis cette heure-là, le docteur Tant-Pis est surveillé par nos soins... Si cette femme est morte chez lui, au cours de sa visite de lundi, et qu'il l'a cachée jusqu'ici dans le fameux placard à la serrure si mystérieuse, comment se fait-il... Ou alors, il faut supposer qu'un complice...
Emile ne répondait pas.
— Regardez le bras de cette femme... On y relève la trace de nombreuses piqûres... Je me demande si elle était morphinomane ou si le docteur lui faisait suivre un traitement... Toujours est-il que c'est pendant que ce docteur était avec vous que le cadavre...
— Qui sait? Soupira Emile. Maintenant, patron, j'ai besoin de travailler tranquillement et de réfléchir... Barbet va aller voir à la cave s'il n'y a rien à boire...
Barbet ne découvrit que des bouteilles d'eau minérale et de bière des Familles. Il fallut s'en contenter.
Torrence se dirigeait déjà vers le taxi, dont le chauffeur hésitait fort à s'en aller sans ses inquiétants clients, quand Emile le héla.
— Dites, patron... Tant que vous y êtes... Venez demain avec la voiture et amenez la jeune femme, Marie Delamain... Elle pourra peut-être nous dire s'il manque quelque chose dans la maison...
II
Où il est démontré que Mme Elisabeth Goron a bien été
tuée quelque part, mais où il est plus difficile d'établir
comment elle a été transportée d'un endroit dans un autre
Malgré son insistance et malgré le vif désir d'Emile, Torrence fut seul admis à assister à l'interrogatoire du docteur Maupin, plus connu dans les environs du boulevard Beaumarchais sous le surnom de docteur Tant-Pis.
La Police judiciaire était inquiète. Pour employer un mot de Barbet, c'était un crime de solitaire, et ce n'était pas la première fois que, dans ce genre d'affaires, la police officielle se heurtait à de grosses difficultés.
Ce fut librement, si l'on peut employer ce terme, que le docteur fut amené quai des Orfèvres et, officiellement, c'est au titre de témoin qu'il fut interrogé par le commissaire Lucas, assisté d'un de ses collègues. Il pleuvait, ce jour-là. On voyait, à travers les vitres, les hachures de pluie, et un brouillard humide montait de la Seine, que sillonnaient les trains de péniches.
Le docteur, pâle d'habitude, paraissait, dans cette lumière, presque verdâtre. A plusieurs reprises, il prit, dans une petite boîte qu'il avait en poche, une pastille blanche et la porta à ses lèvres. La première fois, Lucas faillit s'interposer, mais le docteur, devinant sa pensée, le rassura, du geste, puis de la parole:
— Ne craignez rien. Je n'ai nullement l'intention d'attenter à mes jours, quoi qu'il m'arrive... Je vous écoute, messieurs...
Et il sembla à Torrence qu'en prononçant ce messieurs, il se tournait plus particulièrement vers lui, alors que pourtant le directeur en titre de l'Agence O se tenait modestement dans un coin et évitait de prendre la parole.
— Depuis un certain nombre d'années, vous aviez pour cliente Mme veuve Elisabeth Goron. Pouvez-vous nous dire pour quelle maladie vous lui donniez vos soins et en quoi consistaient ceux-ci?
— Malgré le secret professionnel, je suis disposé à vous répondre. Mme Goron, comme tant d'autres de nos contemporains et surtout contemporaines, était une malade imaginaire... C'était le moral, chez elle, qui était atteint... Vivant seule, sans but, elle s'ennuyait... La maladie était pour elle comme un refuge, et son chagrin une compagnie, presque une famille...
— Voilà donc pourquoi elle vous rendait de si nombreuses et aussi longues visites?...
— Ces visites, en effet, duraient parfois deux heures...
— Pouvez-vous nous dire à quoi ces deux heures étaient employées?
II y eut, sur les lèvres peu colorées du docteur, le même sourire méprisant qu'il affichait au cercle d'échecs lors du départ d'Emile.
— Ma cliente me racontait ses malheurs, des histoires sans queue ni tête... Cela la soulageait... C'était, si vous voulez, la première partie du traitement... Ensuite, comme elle tenait absolument à être malade, comme elle se serait indignée si je lui avais dit qu'elle n'avait aucun organe atteint, je lui faisais une piqûre...
— Une piqûre de quoi?
— D'eau de mer... C'est fréquemment employé, pour fouetter les constitutions débiles, sous le nom de Plasma Quinton... Cela ne pouvait lui faire aucun tort... Par contre, sa manie était satisfaite et elle s'en allait, persuadée qu'elle venait de faire un grand pas vers la santé...
Lucas, qui avait tout un dossier devant lui, laissait passer quelques minutes et reprenait:
— Vous êtes originaire de Saint-Amand-Montrond, docteur...
— C'est exact...
— Vous avez cinquante-huit ans... Or, je m'aperçois que Mme Goron, elle aussi, était originaire de Saint-Amand, où elle a passé toute son enfance... Il serait assez curieux que vous ne vous fussiez pas connus dans cette petite ville...
— Nous nous sommes connus, en effet...
-- Je vous remercie de votre franchise... Voyons!... J'ai ici une déposition... Je vous demande de ne pas en prendre ombrage, mais le devoir de la police est de recueillir le plus de renseignements possible, quitte, ensuite, à faire un tri sévère... Je disais donc que, selon certaines personnes, il y a eu jadis entre Mme Goron et vous, alors qu'elle était encore jeune fille et qu'elle s'appelait Elisabeth Pardon, des relations assez intimes... Des gens y ont même vu l'amorce d'un mariage...
Le docteur répliqua par un sec:
— C'est possible!...
Et, plus que jamais, son visage était impénétrable.
— Je ne vous demande pas pourquoi ces relations ont été rompues...
— Je puis cependant vous répondre... C'est, je pense, l'histoire de nombreux jeunes gens et jeunes filles... Nous nous aimions ou croyions nous aimer... Un autre est venu, Georges Goron, et Elisabeth s'est aperçue...
— Vous ne l'avez retrouvée à Paris qu'une fois veuve?...
— C'est exact...
— Aviez-vous une raison quelconque de penser qu'elle vous laisserait sa fortune par testament?
— Aucune! D'autant moins qu'il n'est pas dans les habitudes d'un médecin d'hériter d'une de ses clientes...
— Votre situation, docteur, est assez précaire... Votre clientèle est peu nombreuse... Vous arrivez [péniblement à joindre les deux bouts...
— Je n'ai pas de grands besoins...
— Sauf les courses... Il y a, non loin de chez vous, au coin de la place de la Bastille, une agence du PMU, où vous aviez l'habitude de jouer assez gros sur les chevaux...