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— Quand êtes-vous allé à Joinville?

— Mercredi matin...

— Pourquoi?

— Parce que j'étais inquiet...

— Quelle raison aviez-vous d'être inquiet?

— Mme Goron m'avait dit que des individus suspects rôdaient depuis quelque temps autour de sa villa... Je suppose maintenant — il désigna dédaigneusement Torrence du doigt — que c'étaient ces messieurs...

— Vous affirmez donc que le corps de Mme Goron n'était pas dans la villa à ce moment et c'est exact... Il n'en est pas moins vrai qu'elle était morte et que son cadavre se trouvait quelque part...

— C'est invraisemblable...

— Or, deux caisses volumineuses ont quitté le boulevard Beaumarchais au moment, à peu près, que les experts fixent pour l'heure de la mort de Mme Goron...

— Vous savez bien que ces caisses sont allées directement rue Drouot...

— Pourquoi dites-vous que nous le savons bien?

— Parce que je ne comprendrais plus le rôle de la police s'il en était autrement... Vous vous êtes livrés à une enquête... Il est facile de suivre le chemin pris par des caisses aussi importantes et transportées, en outre, par une grande entreprise de déménagement dont les voitures sont d'un jaune agressif...

Nouvel échange de coups d'œil entre Lucas et Torrence. Décidément, le docteur avait réponse à tout! C'était exact: les caisses, chargées par une grosse société de déménagement, avaient été acheminées par les moyens les plus rapides vers la Salle Drouot, où elles étaient arrivées le soir même. En route, les déménageurs ne s'étaient arrêtés que deux fois, une fois place de la République, où ils avaient chargé un piano, une autre fois rue de Bondy, d'où ils avaient emporté les lampadaires d'une maison en liquidation.

Les meilleurs inspecteurs du Quai des Orfèvres avaient été lancés sur ces deux pistes. Ils avaient interrogé un nombre considérable de gens. Evidemment, on ne pouvait écarter à priori l'idée qu'à un de ces arrêts quelqu'un était monté dans la voiture et s'était emparé du corps...

Mais comment l'emporter?... Et comment savoir où s'arrêterait la voiture après le boulevard Beaumarchais?...

Lucas, pourtant, ne se considérait pas encore comme vaincu.

— Ne retenons pas, pour le moment, cette histoire de caisses, si vous voulez...

— Vous savez, moi, ce sera comme il vous plaira...

— Il n'en est pas moins vrai que le mercredi, vers la fin de l'après-midi, il n'y avait aucun cadavre dans le pavillon de Joinville... Or, à une heure du matin, le corps de Mme Goron était étendu sur son lit... Il y avait par conséquent été apporté par quelqu'un...

— Je pense, murmura doucement le docteur, que cela coïncide avec les heures pendant lesquelles ces messieurs — nouveau geste vers Torrence — ont daigné s'occuper de moi de façon toute particulière... Ils vous diront s'il m'a été matériellement possible de me rendre à Joinville sans être vu...

— Un instant, docteur... Je n'ai jamais prétendu que vous étiez allé personnellement à Joinville...

Il sembla à Torrence que les joues du docteur Tant-Pis se coloraient légèrement, que ses doigts se crispaient. Il attendait la suite avec impatience. Il paraissait la deviner.

— Eh bien?

— Supposez que, ce soir-là, le cadavre ait été dans votre placard... Supposez qu'une personne assez intime avec vous pour posséder la clé de votre appartement, comme vous possédiez celle de Mme Goron...

— Dites!... Dites vite!... gronda-t-il, les dents serrées.

— Une pareille personne existe précisément dans la maison... C'est Mme Pedretti qui...

On put croire que les poings du docteur allaient marteler avec force le crâne de Lucas, tant la colère fut rapide à lui monter au visage.

— Répétez...

— Calmez-vous, je vous en prie... Il est de notre devoir d'envisager toutes les hypothèses, même les plus...

— Les plus répugnantes, oui!... C'est la première fois, messieurs, que j'ai le triste honneur de comparaître dans vos bureaux... Je ne croyais pas aux récits que...

— C'est à mon tour de vous prier de vous taire... Oui ou non, Mme Goron a-t-elle été tuée?... Oui ou non, son corps, déjà à demi décomposé, a-t-il été transporté à Joinville dans la soirée de mercredi?... Il faudra bien pourtant que nous établissions qui a pu:

» 1° Lui faire, sans qu'elle proteste, une piqûre hypodermique;

» 2° Garder le cadavre, pendant deux jours, à l'abri des indiscrets;

» 3° Transporter le corps à Joinville et l'installer dans le lit de la chambre à coucher.

» Je vous prie, docteur, de mesurer vos paroles et de me dire tout ce que vous savez. J'ai sur mon bureau un mandat d'arrêt en blanc. Je ne vous cache pas qu'il se pourrait que, d'une minute à l'autre...

— Je ne sais rien!

— C'est votre dernier mot?

— Je ne sais rien!

Dans le bureau envahi par la pénombre, et où personne ne songeait à allumer les lampes, il se dressait, court et solide, dur et gris comme un sanglier traqué, comme le solitaire dont Barbet avait parlé.

Et on pensait malgré soi aux terribles coups de boutoir que les solitaires sont capables de donner avant de s'abattre. Sa tête était en jeu. Il faisait front, tout seul, les muscles bandés, la gorge sèche, les yeux durs.

— Vous ne savez rien... reprenait Lucas d'une voix plus douce en compulsant son dossier. Il y a cependant un détail sur lequel vous pourriez peut-être nous renseigner... Qu'est devenu le testament de Mme Goron?...

Le vieux lutteur leva la tête et son cou était si court que sa tête paraissait en partie enfoncée dans ses épaules.

— Le testament? Questionna-t-il avec lenteur.

— Celui par lequel elle vous faisait son légataire universel...

Les taureaux ont le même mouvement pour secouer les banderilles des torréadors.

— Je ne comprends pas...

— Et pourtant, à plusieurs reprises, Mme Goron a parlé de ce testament... Elle en a parlé, entre autres personnes, à sa nièce, et celle-ci en a parlé, voilà plusieurs semaines déjà, à d'autres personnes... Il s'agit d'une petite fortune, vous le savez... D'une fortune qui vous aurait permis de vivre paisiblement avec Mme Pedretti, alors que, maintenant, celle-ci est obligée de vendre ses bibelots à la Salle Drouot pour vous aider...

Etait-ce le coup final? Le docteur, en tout cas, s'assit lourdement sur le siège dont il avait dédaigné se servir. Il se prit le front à deux mains et resta immobile.

— Docteur Maupin, avouez-vous avoir tué votre amie et cliente Elisabeth Goron?

Un lourd silence.

— Docteur Maupin, avouez-vous avoir caché le corps de votre victime dans le placard de votre cabinet de consultation?

Pas de réponse.

— Docteur Maupin, avouez-vous que votre complice, Mme Pedretti, a été chargée par vous, tandis que l'Agence O vous surveillait, de transporter à Joinville le cadavre compromettant?

Lentement, si lentement que cela apparaissait comme une scène de cinéma au ralenti, le docteur redressa sa grosse tête. On aurait pu croire qu'il avait pleuré, tant ses yeux étaient brillants. Par contraste, des poches presque noires les soulignaient. Il avait vieilli de plusieurs années et il eut un geste machinal pour glisser une petite pastille entre ses lèvres.

— Mme Pedretti est dans le bureau voisin et, dès que votre interrogatoire aura pris fin...

Alors, au moment où on s'y attendait le moins, le médecin, faisant volte-face, fonça sur Torrence, tête première, et, malgré la taille de l'ancien inspecteur, il le saisit à la gorge.