— Je suis de plus en plus persuadé qu'il s'agit d'une mauvaise farce qu'on nous a jouée...
— Moi pas...
Ils s'approchent de l'étang. La cabane est une cabane comme on en voit au bord de la plupart des étangs, destinée sans doute à garer une barque et des engins de pêche. Emile, qui suppose que le maître du château le surveille par quelque fenêtre, joue en conscience son rôle de photographe.
— S'il y a vraiment un pendu dans cette cabane...
Il se rapproche... La porte n'a pas de verrou, pas de serrure, aucun système de fermeture. Il la pousse... Les planches sont disjointes et laissent passer un peu de jour... Un vieux canot achève de pourrir hors de l’eau...
— Qu'est-ce que je vous disais? Ricane Torrence, qui est entré derrière Emile.
Pas de pendu. Pas même l'ombre d'un pendu. Pas le plus petit bout de corde de pendu.
— Si je connaissais l'enfant de salaud qui m'a fait donner ce coup de téléphone...
Torrence ne décolère pas. Emile, lui, examine les lieux avec une patience angélique.
— Vous voulez me hisser sur vos épaules, patron? Ainsi, il peut atteindre la poutre du plafond où est fixé un gros crochet de fer. Torrence croit devoir ricaner: — Vous avez trouvé le pendu?
— Pas encore... Mais ce crochet, qui devrait être rouillé, ne l'est pas, tout au moins à l'endroit où la corde a frotté...
— Quelle corde?
— Celle qu'on a retirée... Vous pouvez me remettre par terre...
» Ce n'est pas grand-chose, mais c'est plus que rien. Si ce crochet de fer n'avait pas servi récemment, Il serait rouillé sur toute sa surface, alors qu'il ne l'est que sur les parties qui n'ont pas subi de frottement.
» Qu'est-ce qu'il y a dans cette caisse?
Torrence se penche.
— Des outils... Par exemple, ils sont dans un fichu état, et ils ne doivent pas servir souvent...
Un ruban de scie des clous, des hameçons, des anneaux de fer, un bric-à-brac comme on en trouve dans les maisons de campagne. Tout est rouillé. Emile n'en examine pas moins ces objets un par un, et il tire une loupe de sa poche. Comme il étudie un marteau assez lourd, il murmure: — Voici en tout cas un objet qui a servi...
Sur le fer du marteau, il y a quelques cheveux coagulés, comme si l'outil avait défoncé un crâne.
Torrence n'est pas convaincu.
— Il me semblait que nous cherchions un pendu... A moins qu'on soit arrivé à pendre les gens à coups de marteau...
Un bond d'Emile, qui a vu quelque chose et qui s'élance de l'autre côté de la barque. Il brandit un journal, un journal de la région. Il en cherche la date. Il triomphe: — C'est le journal de ce matin... Autrement dit, quelqu'un est entré dans cette cabane peu de temps avant nous car, autant que j'en puisse juger, le journal ne doit pas arriver à Ingrannes avant neuf ou dix heures du malin... Allons voir Mme Dossin...
— On ne nous laissera pas entrer...
— Tirez votre plan, patron... Il faut absolument que nous ayons une conversation avec cette dame qui donne de si mystérieux coups de téléphone...
Dix minutes plus tard, après qu'Emile a photographié le crochet de fer et mis le journal en lieu sûr les deux hommes sont à nouveau à la grille du château, où le chien leur réserve le même accueil que tout à l'heure.
Ils sonnent une fois, deux fois... Soudain, à une fenêtre du premier étage, Emile aperçoit un visage féminin qui, sans doute à cause de la vitre embuée, parait d'une pâleur mortelle.
— Regardez, patron... On dirait qu'elle nous fait signe...
C'est vrai. Mais signe de quoi? Il est difficile de comprendre les gestes de ses mains. Elle leur désigne quelque chose. Est-ce la cabane? Et bien! Ils en viennent, de la cabane.
Plus loin? Il n'y a rien plus loin, que l'étang. Et l'étang est gelé. Est-ce qu'elle voudrait dire que le pendu a été jeté dans l'eau? C'est impossible. Alors?
— Sonnez encore...
La porte s'ouvre, au-dessus du perron. Le maître de céans est là, une pipe aux dents, à les regarder de loin. Viendra-t-il ouvrir la grille, ou va-t-il les laisser dans cette position assez humiliante pour deux célèbres détectives?
Il semble réfléchir, hésiter. Enfin, il se tourne vers l'intérieur de la maison. Il appelle.
— On nous enverrait quelques chevrotines que cela ne m'étonnerait nullement, remarque Torrence.
Mais nom Un domestique en tenue correcte vient à l'appel de son maître. Celui-ci lui dit quelques mots. Le domestique traverse la cour, une grosse clé à la main.
— Si ces messieurs veulent se donner la peine d'entrer... M. Dossin me prie de recommander à ces messieurs de mettre leur voiture au garage, à cause du froid...
Torrence n'aime pas ça. Cette sollicitude subite l'inquiète quelque peu. Une fois sa voiture dans le garage, de l'autre côté de cette grille qu'il est si difficile de se faire ouvrir, qui sait s'ils quitteront le château au moment où il leur plaira?
— Allez-y! Lui souffle Emile.
A cent vingt kilomètres de Paris, à quinze kilomètres de Pithiviers — tiens! Torrence s'est promis d'acheter au retour un des fameux pâtés d'alouettes du pays — ils pourraient se croire dans l'endroit le plus désert du monde.
Le chien continue à grogner, mais en sourdine, en reniflant le photographe.
Le maître de maison, qui les attend toujours au haut du perron, a assez grande allure. Le garage contient déjà deux voitures, une grosse conduite intérieure de marque américaine et une petite auto qui doit servir aux provisions.
Quand les deux hommes arrivent près de M. Dossin, celui-ci questionne avec beaucoup de bonne grâce: — Puis-je savoir, messieurs, lequel de vous est l'illustre détective Torrence?
Celui-ci s'incline, mais n'est pas plus fier pour cela. Qui a pu révéler leur identité? Son nom n'est pas dans l'auto, qu'on aurait pu examiner pendant qu'ils étaient dans la cabane.
— J'ignorais à qui j'avais l'honneur de parler... Si vous voulez vous donner la peine d'entrer dans ma modeste demeure...
En fait de modeste demeure, c'est bien ce que les deux hommes ont vu de plus confortable, de plus chaud. Non pas le château fastueux, mais la gentilhommière où tout est prévu pour le confort et pour la vie harmonieuse. On les introduit dans une bibliothèque aux murs couverts de chêne. Des bûches flambent dans l'âtre. Les fauteuils sont en cuir fauve, et des tapis sont jetés sur un magnifique carrelage ancien.
— Je viens seulement d'apprendre que ma femme vous a téléphoné ce matin...
Donc, il s'est renseigné à la poste. Il a obtenu de la buraliste le numéro que sa femme avait demandé à Parie.
— Asseyez-vous, je vous en prie... Je suppose qu'un petit verre d'armagnac, par ce froid...
Le flacon est vénérable, les verres en cristal taillé. Le domestique s'est éclipsé, et l'hôte paraît plus grand seigneur que jamais, avec une ombre de tristesse qui n'échappe pas aux deux hommes.
— Je vous avouerai, messieurs, que si je vous ai assez mal reçus ce matin, lors de votre première visite, c'est que j'ai de bonnes raisons, plus exactement une raison grave, pour écarter les curieux de cette maison... A votre santé...
— Cet armagnac... commence Torrence.
— Il a soixante-dix ans d'âge... Je vous disais... Vous avez l'habitude, étant donné votre profession, de recevoir de dramatiques confidences... Eh bien! Messieurs, sachez donc que ma pauvre femme n'a plus toute sa raison...
Sa voix est devenue comme cassée. Il baisse la tète.
- Je ne me suis jamais décidé à la mettre dans une... dans une maison de santé... ce qui vous explique...
Torrence regarde Emile comme pour savoir ce qu'il doit penser de ce discours. Emile regarde fixement les dalles, ou plutôt les bottes de son hôte, de belles bottes, ma foi, solides et souples, qui gainent la jambe.
On pourrait croire qu’à cet instant la seule pensée d'Emile est celle-ci: « Je voudrais bien avoir des bottes pareilles... »