— Ils sont forts... murmura-t-il avec humeur. Ils ont tout prévu, minutieusement, et vous remarquez que leurs réponses à l'un et à l'autre s'emboîtent parfaitement... Avec cette différence que le docteur ne nous a pas indiqué que sa maîtresse était présente quand il a reçu pour la dernière fois Mme Goron... Qu'est-ce que vous en dites, vous?
Ce que Torrence pensait, c'est qu'il aurait bien aimé savoir ce que faisait Emile et si celui-ci avait découvert du nouveau.
— J'hésite à arrêter cette femme. Si je le fais, nous n'en tirerons plus rien. Si, au contraire, je la relâche, et si je la fais surveiller étroitement, nous pouvons espérer qu'elle commettra quelque imprudence... Allons! Je vais demander conseil au chef...
Un quart d'heure plus tard, Carmen Pedretti était relâchée et elle quittait le Quai des Orfèvres, non sans qu'un inspecteur lui emboîtât le pas.
— Vois-tu, mon petit Emile, il ne faut pas se laisser emballer... Le cadavre était ici, étendu de tout son long sur le lit...
Emile parlait tout seul, à mi-voix, en hochant parfois la tête et en suçant son éternelle cigarette non allumée.
Il n'était pas seul dans la villa de Joinville. Trois spécialistes de l'Identité judiciaire, des gens de laboratoire, fouillaient avec lui la maison, minutieusement, s'attachant à des détails en apparence insignifiants.
Peu leur importaient, à eux, les interrogatoires et l'aspect moral de l'affaire. C'étaient des techniciens et leur rôle consistait à découvrir des indices matériels et à les interpréter.
Gens ordonnés, tatillons, ils avaient parfois un regard étonné pour ce jeune homme roux qui travaillait en dépit du bon sens, allant et venant, soliloquant, saisissant un objet par-ci, un autre par-là, leur posant soudain une question toujours inattendue.
— Montrez-moi donc la photographie du corps tel qu'il était quand on l'a découvert sur le lit...
Aucun doute n'était possible: le corps était bien étendu de tout son long. La photographie étant tirée sur papier spécial, quadrillé à une certaine échelle, on pouvait établir la taille exacte de la morte: un mètre soixante-huit centimètres.
Là-dessus, Emile quitta la villa pour quelques instants et se rendit à un bistrot situé en face du pont de Joinville. Là, il donna plusieurs coups de téléphone.
Tout d'abord, à la Salle Drouot, où il put se faire confirmer que les caisses, qui avaient servi à emballer les objets appartenant à Mme Pedretti, étaient loin de mesurer un mètre soixante-dix de long. Il s'en doutait.
Ce fut ensuite au tour du médecin légiste d'être appelé au bout du fil.
Pendant plusieurs minutes, il fut question de rigidité cadavérique, du temps que met un cadavre à acquérir cette rigidité et du temps qu'il met ensuite à la perdre.
Quand il rentra à la villa, ces messieurs du laboratoire étaient toujours là. Torrence venait d'arriver, assez impressionné par les scènes qui s'étaient déroulées au Quai des Orfèvres.
— Voyez-vous, patron, commença Emile, je suis à peu près certain que, contrairement à une idée que nous avons acceptée, je me demande encore pourquoi, le corps de Mme Goron n'a jamais été enfermé dans une caisse. Sinon, il faudrait supposer une caisse d'au moins un mètre soixante-dix de long. Des caisses de ce genre sont rares et elles attirent l'attention. En outre, elles sont fort peu maniables et elles exigent au moins deux hommes pour les transporter...
» Si le corps avait été ployé en deux pour entrer dans une caisse de dimensions plus réduites, il aurait été impossible, par la suite, le docteur est formel à cet égard, de l'étendre à nouveau sur ce lit dans une position normale...
» D'autre part, quand le corps a été amené ici, il portait encore ses vêtements de ville... Nous en avons la preuve puisque, non seulement ses vêtements, ainsi que les chaussures, sont ici dans la chambre, mais aussi le corsage qui a dû être coupé à l'aide de ciseaux...
Les hommes de l'Identité judiciaire s'étaient approchés et écoutaient avec intérêt ce discours qu'Emile prononçait d'un ton détaché.
— Je ne vois pas ce que cela change à l'affaire... objecta Torrence.
— Je vais vous le dire tout de suite... Pour transporter le corps dans une caisse, il faut au moins deux personnes... Pour transporter le cadavre sans aucun emballage, si je puis employer ce mot, une personne vigoureuse suffit, car Mme Goron ne devait guère peser plus de cinquante kilos...
— De sorte que le docteur a pu effectuer seul ce transport, si c'est ce que vous voulez dire?
— Une autre personne aussi...
— Par exemple, Carmen Pedretti, qui est grande et forte...
Emile ne répondit pas. Il paraissait abîmé dans de profondes pensées et il prit une nouvelle cigarette, car il avait dévoré presque entièrement la précédente.
— Ce qu'il faut établir, reprit Torrence, c'est quand et comment le corps de Mme Goron a quitté le 67, boulevard Beaumarchais, et a été transporté ici... Vous prétendez que ce n'est pas le lundi après-midi à la faveur de l'enlèvement des deux caisses... Soit!... La piste était trop facile... Mais n'oubliez pas que Mme Pedretti n'a jamais été surveillée... Au cours des deux journées, elle a pu, à n'importe quel moment...
Les petits yeux brillants d'Emile étaient fixés sur son patron. Torrence toussa, gêné par ce regard, où il croyait sentir de l'ironie. Or, le gros Torrence avait l'ironie en particulière horreur.
— Si vous aviez une autre hypothèse à proposer...
— Je voudrais n'en avoir qu'une, soupira alors Emile. Le malheur, c'est que j'en ai cent, que j'en ai mille... Du moment que nous abandonnons la piste des deux caisses, toutes les hypothèses sont permises... Cela vous ennuierait-il, messieurs, que j'emporte ces vêtements et ces chaussures au laboratoire?... Vous devez avoir avec vous des sacs spéciaux...
Chacun des vêtements que portait Mme Goron, lors de sa mort, fut glissé dans un sac de papier qu'on ferma ensuite hermétiquement. Les sacs furent numérotés et, une heure plus tard, Emile, suivi de Torrence, montait l'étroit escalier qui conduit, sous les combles du Palais de Justice, au laboratoire de la Police judiciaire.
Entre-temps, Emile avait eu le temps de donner à Barbet de mystérieuses instructions.
IV
Où Emile apprend qu'il existe des douzaines de sortes de
colle forte, et où la tête d'un homme et celle d'une femme
dépendent de la qualité de ces colles
Les journaux du soir avaient déjà annoncé l'arrestation du docteur Tant-Pis, dont le visage peu engageant était reproduit en première page.
Au laboratoire, le travail se poursuivit pendant toute la nuit, avec un court entracte, vers dix heures du soir, pendant lequel Emile, Torrence et deux spécialistes allèrent casser la croûte à la Brasserie Dauphine.
A deux heures du matin, Torrence, qui avait retiré son faux col et qui s'était installé dans un fauteuil, commençait à ronfler. Le fauteuil, d'ailleurs, n'était pas un fauteuil ordinaire mais, comme tout ce qui se trouve au laboratoire, une pièce à conviction qui, dans un récent procès, avait fait condamner son propriétaire.
Dans le calme des combles du Palais de Justice, tandis que Paris dormait, les sachets de fort papier qui contenaient les vêtements de Mme Goron étaient secoués et battus les uns après les autres, afin d'extraire du tissu les moindres parcelles de poussière. De même les chaussures étaient-elles grattées avec soin et tout ce qui en tombait recueilli religieusement. Ce travail accompli, on se trouvait devant de petits tas numérotés, que des chimistes examinaient les uns après les autres, à l'aide d'instruments divers, et sur lesquels ils essayaient de nombreuses réactions.
C'est ainsi, par exemple, qu'on eut la preuve que Mme Goron descendait souvent dans sa cave, vêtue de sa robe de laine noire, car on retrouvait sur cette robe des traces de salpêtre et de chaux, mélange absolument semblable à celui qui avait été recueilli dans la villa.