» A tout hasard, je me suis introduit dans son atelier pour voir s'il n'y avait rien d'anormal... C'est dans une cour de la rue Saint-Antoine... Le logement est au fond de la cour... Est-ce que le Nestor a entendu du bruit quand j'ai fait dégringoler une pile de boîtes?... Toujours est-il qu'il est venu refermer la porte à clé et qu'il a lâché le chien dans la cour... C'est seulement ce matin, quand les ouvrières sont venues prendre leur travail, que je suis parvenu à filer...
Emile bâilla et, ce qui lui arrivait rarement, alluma sa cigarette, puis murmura:
— Je vais me coucher... Je crois, patron, que vous pouvez continuer, n'est-ce pas?
C'était tellement simple! Le couple qui vivait chichement en ne pensant qu'à la tante riche. Cette tante qui pouvait encore tenir le coup pendant dix ou vingt ans. Le beau-frère, le cartonnier, qui faisait d'assez mauvaises affaires...
Ils s'étaient crus malins, tous les trois... Ils savaient que la police, quand elle ne tient pas un coupable, n'abandonne pas facilement une piste et qu'elle y met le temps qu'il faut...
Le coupable était tout désigné... Le docteur Tant-Pis!... On préparait le terrain par la petite comédie que Marie Delamain venait jouer à l'Agence O...
Marie guettait sa tante, le lundi... Quand celle-ci sortait, elle parvenait à l'attirer chez elle ou chez son beau-frère...
Sous quel prétexte lui faisait-on une piqûre? Avec une femme qui se croyait toujours malade et sur le point de mourir, ce n'était pas difficile à trouver...
Il ne restait qu'à se débarrasser du corps, qu'à guetter le moment favorable...
Les criminels pouvaient-ils se douter que, ce soir-là, le docteur Tant-Pis avait le meilleur des alibis?
Torrence arriva à midi au quai des Orfèvres et entra pesamment dans le bureau du commissaire Lucas, qui s'exclama:
— Alors, tu as des preuves?...
— Contre qui?
-- Contre le docteur, parbleu!... On ne me fera pas croire que cet homme-là...
Il fallut bien le croire, pourtant, et le soir même le docteur Tant-Pis faisait la dînette en tête à tête, dans l'appartement du quatrième, boulevard Beaumarchais, celui de la douce et calme Carmen Pedretti, qui ne s'était pas un instant démontée.
Le docteur avait une raison de plus de mépriser ses semblables.
Le chantage de l’Agence O
I
Où le bon Torrence, effondré, est emmené au quai des
Orfèvres entre deux de ses anciens collègues
Cette affaire à laquelle fut mêlé un homme célèbre dans le monde entier est, sans doute, dans les annales criminelles, une de celles sur lesquelles fut gardé le silence le plus absolu, et je me demande si, à l'heure qu'il est, on en retrouverait encore des traces dans les archives du Quai des Orfèvres.
Pourtant, tous les détails ci-dessous sont, je puis le garantir, d'une exactitude rigoureuse.
C'était un jeudi, dix minutes avant cinq heures de l'après-midi. L'heure était facile à contrôler, car il y a une horloge pneumatique au coin de la rue Tronchet, derrière la Madeleine, et on pouvait la voir de ce petit café d'habitués. Un café bien sympathique, Au Rendez-Vous-des-Limousins, avec, pour les casse-croûte, des jambons et des saucissons qui pendaient au plafond, des piles de pain noir sur un coin du comptoir.
A cinq heures moins dix, donc, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, au visage très pâle, aux yeux fatigués, comme s'il avait passé plusieurs nuits, poussa la porte d'un autre bistrot, situé, celui-ci, à l'angle de la rue Tronchet.
Debout près du comptoir, le jeune homme commanda un café crème et ne quitta pas des yeux la devanture du Rendez-Vous-des-Limousins.
Quelques instants plus tard, deux hommes sortaient du métro Madeleine et, tout en flânant, se dirigeaient vers l'établissement. Un habitué de la Police judiciaire, et le jeune guetteur .semblait en être un, pouvait reconnaître dans ces promeneurs, à l'air trop innocent, les inspecteurs Janvier et Bertrand.
Le jeune homme, qui avait froncé les sourcils, demanda à la caissière un jeton de téléphone, mais ne se dirigea pas encore vers la cabine.
A ce moment, en effet, un taxi s'arrêtait au coin de la rue Tronchet. L'homme qui en descendait ne pouvait nulle part passer inaperçu. D'abord, il mesurait plus d'un mètre quatre-vingts et, malgré sa barbe blanche en éventail, il se tenait aussi droit qu'un homme de trente ans. Sous les épais sourcils en broussaille, les yeux trahissaient une vie intense. Enfin, sur ses larges épaules, il portait une cape grise qui lui descendait jusqu'aux genoux.
Quelques passants se retournèrent sur lui. Deux ou trois d'entre eux, seulement, reconnurent le sculpteur T..., sans doute le plus célèbre sculpteur de l'époque.
Comme les deux inspecteurs de police l'avaient fait, il pénétra au Rendez-Vous-des-Limousins. Son regard aigu fit le tour des habitués, ne marqua aucune surprise en reconnaissant les policiers. Mais, sans leur adresser la parole, le sculpteur s'assit près de la fenêtre et commanda un verre de vin.
C'est alors que, dans le café du coin, le jeune homme pâle se précipita vers la cabine téléphonique. Quelques instants plus tard, il avait l'Agence O à l'appareil.
Il était à ce moment cinq heures moins trois minutes. Torrence était assis à son bureau, occupé à bourrer une pipe. Emile, dans le cagibi voisin, pouvait, non seulement voir ce qui se passait chez son patron, mais entendre tout ce qui s'y disait. La sonnerie du téléphone retentit. Torrence décrocha. Emile, de son côté, comme c'était la coutume à l'agence, saisit un appareil branché sur le même fil.
— Allô!... C'est M. Torrence?... Ici, T... Je suis à Paris pour une heure encore... Il faut que je prenne le train de 5 h. 57 à la gare Saint-Lazare... J'ai réfléchi depuis notre entretien d'il y a quinze jours... Voulez-vous me rapporter les documents que je vous ai confiés dans un petit bar, où je vous attends, derrière la Madeleine?...
Le visage de Torrence exprima quelque surprise.
- Allô!... C'est évidemment votre droit de... Allô!...
— Je suis très pressé, monsieur Torrence, et je vous expliquerai ça tout à l'heure de vive voix... Je suis au Rendez-Vous-des-Limousins et je vous demande une fois de plus de sauter dans un taxi avec les papiers que vous savez...
Torrence, grognon, raccrocha, ouvrit le coffre-fort et y prit une large enveloppe jaune pleine de papiers. L'instant d'après, il avait son chapeau sur sa tête et, au coin de la rue Montmartre, il sautait dans un taxi.
Emile, lui, était resté quelques instants rêveur. Soudain, il prit une décision.
— Allô! Mademoiselle?... L'Agence O!... Voulez-vous rechercher de toute urgence d'où est parti l'appel que nous venons de recevoir... C'est important, oui... Trois minutes?... Merci...
Et, trois minutes après, en effet, la surveillance lui apprenait que la communication téléphonique n'était pas partie du Rendez-Vous-des-Limousins, mais d'un bar situé au coin de la rue Tronchet.
Il était cinq heures douze minutes. Le sculpteur, près de la fenêtre, regardait sans cesse l'horloge pneumatique, tandis que les deux inspecteurs commençaient à croire qu'ils s'étaient dérangés pour rien.
Enfin, un taxi s'arrête. Torrence en descend, comme un homme pressé, et fonce dans le bar. Il reconnaît aussitôt le sculpteur, s'assied à sa table.
— J'ai cru un moment qu'il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie, dit-il en tendant la main.
Son interlocuteur feint de ne pas voir cette main, plonge une des siennes dans sa poche et en retire une autre enveloppe, qu'il pose sur le guéridon de marbre.